Tel que raconté par Nalae-Polek, Poète lauréat du Potentat Versidue-Shaie
Kail-Perwa savoura sa victoire comme un lézard savoure le soleil. Pourquoi s'était-elle tant inquiétée ? Après tout, elle était la plus intelligente de tous ! Pourquoi se soucier d'un châtiment qu'elle ne recevrait jamais ?
Il ne restait que deux épreuves. Si Kail-Parwa les passait toutes les deux, comme elle était certaine d'y parvenir, sa fanfaronnade deviendrait une vérité avérée ! Ses ancêtres pourraient même la récompenser d'une telle victoire.
Cette nuit-là, Kail-Perwa s'endormit sans mal.
Comme précédemment, elle entra dans un rêve. Encore une fois, le sol autour d'elle était couvert d'une fine couche d'eau, froide contre ses pieds. Une fois de plus, le ciel était d'un blanc ininterrompu. Mais cette fois, point de femme, ni d'arbre noir. À leur place, elle vit une table noire, et deux chaises noires. Et un vieil homme vêtu de bleu, assis là.
Kail-Perwa s'inclina devant l'esprit ancestral, et dit avec politesse :
- Salutations, grand-père.
- Ah, Kail-Perwa. Tu viens enfin retrouver le vieil homme que je suis, la salua le grand-père en bleu. Assieds-toi, et commençons ton épreuve.
Avec une infime hésitation, Kail-Perwa obtempéra. Elle ne trouva cette fois aucune difficulté à marcher, et rejoignit facilement la table pour s'y asseoir.
- Passons à ton épreuve, continua le grand-père. Elle est très simple. Nous allons disputer une partie de tihasae. Ton seul but est d'empêcher ma victoire. Comprends-tu ?
Kail-Perwa hocha la tête, mais son ventre se serra. Elle avait souvent joué au tihasae, c'était vrai. Il fallait une grande ruse pour y gagner, et Kail-Perwa l'emportait souvent. Mais pouvait-elle vaincre cet esprit ancestral, qui avait pour lui la sagesse et la ruse ?
D'un geste de la main, le grand-père en bleu invoqua un plateau de tihasae. Les pièces étaient d'un blanc d'os, en contraste avec le marron du plateau. D'un autre geste, il invita Kail-Perwa à jouer le premier coup. Et la partie s'engagea.
Le combat fut complexe. Kail-Perwa tremblait en déplaçant ses pièces. Chaque fois qu'elle attaquait, le grand-père en bleu lui opposait une défense infranchissable. Et lorsqu'il prenait ses pièces, il frappait sans merci. Vite, plus vite que Kail-Perwa ne l'aurait cru possible, elle fut au bord de la défaite.
Enfin, Kail-Perwa se retrouva à un tour de la défaite. Elle ne pouvait pas gagner, ni même accepter la défaite. Elle avait assez d'intelligence pour le voir.
Mais devait-elle gagner ? Soudain, Kail-Perwa écarquilla les yeux. Le grand-père lui avait demandé d'empêcher sa victoire. Si c'était vraiment une tâche simple, fallait-il absolument qu'elle gagne ?
Sans plus réfléchir, Kail-Perwa balaya le plateau du plat de la main. Les pièces de tihasae basculèrent dans l'eau, et coulèrent plus profondément qu'elles n'auraient dû le pouvoir. Cette simple action empêchait la partie de se conclure. Et donc, empêchait quiconque de l'emporter.
Le grand-père en bleu gloussa.
- Très bien, Kail-Perwa. D'un seul coup, tu m'as empêché de gagner. C'était simple, n'est-ce pas ?
Le souffle court, Kail-Perwa savait qu'elle était passée à deux doigts d'échouer, et que cet échec aurait pu signer son arrêt de mort.
- Et maintenant, une leçon pour toi, continua le grand-père en hochant la tête. Cherche ce qui est vrai, pas ce qui est évident. Que cette leçon te guide, car il te reste encore une épreuve.
Et sur ces mots, Kail-Perwa fut éveillée par le soleil matinal.
