L'Arrière-Garde : Différence entre versions
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Version du 17 mars 2006 à 11:28
L'Arrière-Garde
Par Tenace Mourl
Le château tiendrait. Quelle que soit la force de l'ennemi, les remparts de la citadelle de Cäscabel ne tomberaient jamais, mais c'était là une bien piètre consolation pour Jathorphe. La faim lui tiraillait l'estomac, plus qu'elle ne l'avait jamais fait. Certes, le puits donnait suffisamment d'eau potable pour tenir jusqu'à l'ère Quatrième, mais son organisme lui rappelait sans cesse qu'il avait également besoin de nourriture.
Et le chariot de provisions garé dans la cour n'arrangeait rien. Quand l'armée du roi de Solitude avait quitté Cäscabel en chargeant Jathorphe de veiller, seul, à ce que le château ne tombe pas entre les mains ennemies, elle avait laissé derrière elle un chariot qui permettrait de le nourrir plusieurs mois durant. Ce n'est qu'à la nuit tombée que Jathorphe avait inspecté le chariot... pour s'apercevoir qu'il ne contenait rien de comestible. Ses caisses étaient remplies d'armures de netch, prises lors d'une incursion en Morrowind. Apparemment, les Nordiques étaient partis du principe que le chariot contenait de la nourriture, mais personne n'avait pensé à vérifier. Si les Dunmers auxquels le chariot avait été volé l'apprenaient, ils en mourraient de rire.
Jathorphe ne put s'empêcher de penser qu'Aerin aurait trouvé cela ironique, elle aussi. Mercenaire tout comme lui, elle lui avait longuement parlé de l'armure de netch, spécialiste qu'elle était de tous les types d'armure légère. Elle lui avait d'ailleurs précisé que, contrairement à certaines autres armures de cuir, qu'il était possible de manger en dernière extrémité après les avoir longuement fait bouillir, celle de netch n'était absolument pas comestible. Dommage qu'elle ne soit pas avec lui pour apprécier l'ironie de la situation. Mais elle avait choisi de rentrer en Morrowind avant même le départ de l'armée du roi, préférant y mener une existence de fugitive recherchée par les forces de l'ordre plutôt que de vivre libre en Bordeciel.
Au seizième jour, Jathorpe avait dévoré toute la végétation poussant dans la cour. Il avait également fouillé le château de fond en comble, et tout ce qui pouvait être mangé l'avait été : rats, insectes, et même le bouquet de fleurs fanées retrouvé dans la chambre de la comtesse. Les quartiers de l'intendant, remplis de livres de lois indigestes, n'avaient eu que deux bouts de pain rassis à lui offrir, et Jathorphe avait même essayé de racler un peu de mousse sur les murs à l'aide de son poignard. Inutile de nier l'évidence, il serait mort de faim avant que l'armée ne revienne rompre l'encerclement dont il faisait l'objet.
" Le pire, fit Jathorphe, qui s'était mis à se parler à voix haute depuis le deuxième jour de siège, c'est de savoir qu'il y a tant à manger si près. "
En effet, un immense verger de pommes dorées s'étendait sur plusieurs hectares à portée de flèche du château. Les fruits ronds renvoyaient les rayons du soleil et le vent apportait leur douce odeur acidulée à l'assiégé, comme pour mieux le torturer.
Comme la plupart des Bosmers, Jathorphe était archer. Passé maître dans le combat à distance, il était conscient de n'avoir guère de chances de survivre au corps à corps, ce qui l'empêchait d'essayer de se faufiler entre les lignes ennemies, dans l'espoir d'atteindre les arbres fruitiers. Il savait depuis longtemps qu'il lui faudrait tenter sa chance un jour ou l'autre, mais il n'avait cessé de reculer l'instant fatidique. Sauf qu'il n'avait plus le choix, désormais.
Enfilant une armure de netch pour la toute première fois, il fut surpris par l'impression de légèreté qu'elle lui donnait ; il avait l'impression de porter une tunique en velours. Il eut également une impression extrêmement désagréable, dont il connaissait pourtant la provenance : plusieurs mois après la mort du netch, la peau venimeuse de la créature était encore traversée d'impulsions nerveuses, donnant l'impression qu'elle était toujours vivante. Cela lui communiqua un regain d'énergie. Aerin lui avait d'ailleurs dit de s'y attendre en lui expliquant comment se défendre en portant une telle armure.
Sous couvert de la nuit, Jathorphe sortit par la poterne du château, qu'il referma derrière lui à l'aide d'une clé particulièrement encombrante. Il partit ensuite en direction du verger sans faire de bruit, mais une sentinelle postée derrière un arbre l'aperçut. Conservant son calme, Jathorphe fit exactement ce que lui avait dit Aerin et resta totalement immobile alors que l'ennemi attaquait. La lame ripa le long de l'armure, déséquilibrant le garde. Car c'était cela, l'astuce : il fallait accepter le coup et l'accompagner afin de laisser la peau de netch le détourner.
Comme disait Aerin : " Il suffit de retourner le mouvement de l'ennemi contre lui. "
Plusieurs autres adversaires tentèrent de l'arrêter mais, à chaque fois, leur épée ou leur hache glissait le long du cuir de netch. Les bras chargés de pommes, Jathorphe revint au château en courant. Ouvrant puis refermant la poterne à clé derrière lui, il mangea à s'en éclater la sous-ventrière.
Au fil des semaines, il multiplia les sorties pour ramener de quoi manger à ses hommes. L'ennemi se mit bien vite à s'y attendre, mais Jathorphe modifiait toujours son horaire et affrontait tous les adversaires qui lui étaient proposés de la même manière, en laissant la peau de netch détourner le coup au dernier moment. Cela lui permit de survivre, seul, dans les couloirs déserts de Cäscabel.
Quatre mois plus tard, alors qu'il préparait une nouvelle opération de ramassage de pommes, il entendit une clameur derrière la grand porte. Montant sur les remparts pour voir de quoi il s'agissait, il aperçut les étendards du roi de Solitude, de son allié le comte de Cäscabel et de leur ennemi le roi de Farrun. Apparemment, une sorte de trêve avait été conclue.
Jathorphe ouvrit les portes et les trois armées s'engouffrèrent dans la cour. Beaucoup de chevaliers de Farrun voulurent serrer la main de celui qu'ils avaient surnommé l'Ombre du Verger, le félicitant de la manière dont il avait esquivé leurs assauts et s'excusant dans la bonne humeur d'avoir fait tout leur possible pour le trucider.
" Il ne reste presque plus une pomme dans le verger, commenta le roi de Solitude après qu'on lui eût narré l'histoire.
- J'ai commencé de ce côté et j'ai progressé petit à petit, expliqua Jathorphe. Je me suis également servi des pommes que je ramenais pour attirer les rats, afin de manger un peu de viande.
- Nous avons passé plusieurs mois à définir la trêve dans ses moindres détails, poursuivit le roi. C'était proprement épuisant. Le comte va reprendre possession de son château, mais il reste un léger détail à régler. Vous êtes un mercenaire et, en tant que tel, vous êtes responsable de vos dépenses. Si vous étiez mon sujet, la situation serait différente, mais la loi doit être scrupuleusement respectée, vous en conviendrez.
Etait-ce l'habitude de porter l'armure de netch ? Jathorphe s'attendait au couperet qui allait tomber.
- Le problème, c'est que vous avez mis à mal la récolte du comte. Il paraît évident que vous avez mangé bien plus de pommes que votre solde de mercenaire n'aurait pu vous permettre d'en acheter. Je ne tiens pas à vous pénaliser, compte tenu du fait que vous avez accompli un excellent travail en gardant ce château en notre absence, mais vous êtes d'accord qu'il faut procéder selon les règles ?
- Bien sûr, répondit Jathorphe sans chercher à se dérober à l'attaque.
- Heureux de l'entendre, fit le roi en souriant. Dans ce cas, nos estimations montrent que vous devez au comte trente-sept mesures d'or impériales.
- Que je lui rembourserai, avec les intérêts, après la récolte d'automne, répondit Jathorphe en accompagnant le coup. Car il reste plus de pommes sur les arbres que vous ne semblez le penser.
Les deux rois et le comte le dévisagèrent, interloqués.
- Nous étions bien d'accord pour respecter la loi à la lettre, poursuivit Jathorpe, et j'ai eu le temps de beaucoup lire pendant que vous discutiez de votre trêve. En l'an 3E 246, durant le règne d'Uriel IV, le conseil impérial a été appelé à régler certains problèmes de propriété terrienne, qui se multipliaient en Bordeciel en cette époque troublée. Il a décrété que tout homme sans seigneur occupant un château pendant au moins trois mois et un jour s'en verrait nommé propriétaire de plein droit, ainsi que des terres afférentes. Cette loi est excellente, en ce sens qu'elle encourage les seigneurs à ne jamais déserter leur terre. Donc, vous voyez, selon la loi, c'est moi, le nouveau comte de Cäscabel. "
Aujourd'hui, le fils de Jathorpe est comte de Cäscabel à son tour, et ses pommes dorées sont les plus succulentes de tout l'empire.