Barenziah la vraie histoire I
La Véritable Histoire,
première partie
Anonyme
Il y a cinq cents ans, vivaient à Longsanglot, Cité des Gemmes, une veuve aveugle et son fils unique, un jeune homme vigoureux et athlétique. Comme son père avant lui, ce dernier travaillait à la mine du seigneur de Longsanglot, car ses facultés magiques étaient inexistantes. Quoique honorable, son travail ne lui permettait de ramener que très peu d'argent à la maison. Sa mère faisait donc des tourtes aux baies sauvages, qu'elle vendait au marché afin d'arrondir les fins de mois. Elle aimait répéter qu'ils gagnaient assez d'argent car, après tout, ils mangeaient à leur faim, le toit ne fuyait que lorsqu'il pleuvait et personne ne pouvait porter plusieurs tenues vestimentaires en même temps ; une seule suffisait donc amplement.
Mais Symmachus ne se satisfaisait pas de cette existence. Chaque jour, il espérait découvrir un nouveau filon au fond de la mine, et ainsi, gagner le joli bonus promis par le seigneur. A ses moments perdus, il buvait quelques pintes de bière à la taverne en compagnie de ses amis, avec lesquels il jouait aux cartes. Il attirait également le regard des jeunes demoiselles elfes, mais aucune ne gardait ses faveurs bien longtemps. Il était comme tous les jeunes Elfes noirs de son rang social, et seule sa grande taille le faisait sortir du lot. On murmurait d'ailleurs que l'un de ses ancêtres devait être nordique.
La trentième année de Symmachus fut une année de réjouissance pour Longsanglot, le seigneur et sa dame puisqu'une petite fille naquit. " Une reine ", chantait le peuple, " une reine nous est née ! " Car, à Longsanglot, la naissance d'une héritière est un signe de paix et de prospérité.
Quand arriva la Cérémonie du Nom de l'enfant royal, la mine fut fermée pour l'occasion et Symmachus se précipita chez lui pour se laver et revêtir son habit de fête.
" Je te raconterai ", promit-il à sa mère en partant.
En effet, la pauvre était malade et la cohue pouvait s'avérer dangereuse pour elle, d'autant que sa cécité l'empêcherait de voir quoi que ce soit.
" Mon fils, l'appela-t-elle faiblement. Avant de t'en aller, demande à un prêtre ou un guérisseur de venir me voir, car je ne suis pas sûre d'être encore là à ton retour. "
Inquiet, Symmachus se rendit à la paillasse de sa mère et constata qu'elle avait de la fièvre et respirait par à-coups. Il arracha la latte du plancher sous laquelle ils cachaient leurs maigres économies et compta les quelques pièces avant de devoir se rendre à l'évidence : il n'y en avait pas assez pour payer un prêtre ou un guérisseur. Il lui faudrait donner tout ce qu'ils possédaient et espérer que le soigneur accepterait de lui faire crédit. Attrapant sa cape, il sortit d'un pas décidé.
Les rues étaient remplies de gens se dirigeant vers la clairière sacrée. Symmachus se rendit à la guilde des Mages et aux divers temples, trouvant porte close à chaque fois.
" Fermé pour la cérémonie ", indiquaient toutes les pancartes.
Jouant des coudes pour se frayer un chemin au milieu de la foule, le jeune homme rattrapa un moine en robe brune.
" Je me ferai une joie de me rendre au chevet de ta mère après le rite, mon frère, lui répondit ce dernier après que Symmachus lui eût expliqué la situation. Mais notre seigneur a exigé que tous les hommes de foi assistent à la cérémonie et je ne tiens pas à l'offenser.
- Mais ma mère est gravement malade, l'implora Symmachus. Et le seigneur ne s'apercevra même pas de votre absence.
- Peut-être, mais l'abbé, si ", répliqua nerveusement le moine en se dégageant de l'étreinte du mineur et en se fondant dans la cohue.
Symmachus essaya auprès d'autres moines, et même auprès de quelques mages, mais sans plus de résultats. Puis des gardes en armes l'écartèrent brusquement à l'aide de leurs lances et Symmachus comprit que la procession royale approchait.
Alors que le carrosse transportant les maîtres de la cité passait à son niveau, Symmachus se jeta au premier rang et se mit à hurler.
" Seigneur ! Seigneur ! Ma mère se meurt...
- Je le lui interdis ! La journée est trop belle pour cela ! " rétorqua le seigneur en éclatant de rire et en jetant des poignées de pièces dans la foule.
Symmachus était assez près pour sentir l'haleine avinée du seigneur. Sur l'autre banquette du carrosse, la dame serrait le bébé contre son sein. Elle eut une moue de dédain en voyant le jeune homme si proche.
" Gardes ! appela-t-elle. Débarrassez-nous de ce rustre ! "
Saisi sans le moindre ménagement, Symmachus fut frappé à de multiples reprises et abandonné, étourdi, au bord de la route.
Malgré son atroce mal de crâne, il se releva et suivit la procession, assistant à la Cérémonie du Nom depuis le sommet d'une colline. Loin en dessous de lui, moines en robes brunes et mages en robes bleues se massaient près des nobles.
" Barenziah "
Il entendit vaguement le nom de l'enfant alors que le grand prêtre la soulevait à bout de bras et l'offrait aux deux lunes visibles à l'horizon : Jone qui se levait et Jode qui se couchait.
" Je vous présente dame Barenziah de Longsanglot, ô dieux ! Bénissez-la et soyez toujours de bon conseil envers elle, afin qu'elle puisse gouverner Longsanglot avec sagesse.
- Bénissez-la, bénissez-la... " entonnèrent tous les gens rassemblés.
Seul Symmachus garda le silence. Tête basse, il sut au fond de lui que sa chère mère n'était plus. Et il se jura qu'il vengerait sa mort inutile en provoquant la perte du seigneur et en prenant sa fille pour épouse, afin que les petits-enfants de sa pauvre mère deviennent à leur tour les seigneurs de Longsanglot.
Une fois la cérémonie achevée, il regarda, impassible, la procession royale retourner au palais. Le moine auquel il s'était adressé en premier lieu vint le rejoindre, heureux de pouvoir lui prendre son or.
Quand ils arrivèrent chez lui, ils trouvèrent sa mère morte.
" Je suis désolé, mon frère, lui dit le moine. Ne tenons pas compte de ce que tu me dois encore. Je ne puis plus rien faire ici et...
- Rends-moi mon argent ! siffla Symmachus en levant son poing serré. Tu n'as rien fait pour le mériter ! "
Le prêtre ouvrit la bouche pour le maudire, mais un uppercut le cueillit au menton avant qu'il ait eu le temps de proférer plus de trois mots. Il tomba comme une masse et sa tête heurta le montant de la cheminée. Il mourut sur le coup.
Reprenant son or, Symmachus quitta la cité sans perdre une seconde. Et alors qu'il fuyait sans se retourner, il ne cessait de se répéter le même mot, comme pour affermir sa résolution :
" Barenziah, Barenziah, Barenziah... "
Depuis l'un des balcons du palais, Barenziah observait les soldats en armure rutilante. Disposés en rangs bien droits, ils poussèrent une clameur de joie en voyant sortir leur seigneur et leur dame, tous deux vêtus d'une armure d'ébène et d'une longue cape de fourrure teinte en pourpre. Deux splendides chevaux noirs à l'harnachement princier leur furent amenés et ils montèrent en selle, s'arrêtant à la porte de la cour pour saluer leur fille.
" Barenziah ! s'écrièrent-ils. Au revoir, chérie ! A bientôt ! "
Retenant ses larmes, la fillette leur fit courageusement de grands signes du bras en tenant Wuffen, son louveteau empaillé, serré contre sa poitrine. Elle n'avait jamais été séparée de ses parents et ignorait pourquoi cela devait arriver aujourd'hui, si ce n'est qu'il y avait une guerre à l'ouest et que le nom haï et redouté de Tiber Septim était sur toutes les lèvres.
" Barenziah ! " l'acclamèrent à leur tour les soldats en levant leurs armes en son honneur.
Puis ses parents s'en allèrent, suivis de leurs hommes et de leurs chevaliers, et la cour se vida rapidement.
Quelques jours plus tard, Barenziah sentit qu'on la secouait. Ouvrant les yeux, elle reconnut sa nourrice, qui l'habilla rapidement et l'amena hors du palais.
Cette période de sa vie s'effaça par la suite de sa mémoire, exception faite du souvenir d'une ombre colossale aux yeux brûlants qui emplissait le ciel. Elle fut passée de main en main, des soldats qui lui étaient étrangers apparurent puis disparurent. Sa nourrice fut remplacée par des inconnus, dont certains avaient une tête très étrange. Elle voyagea des jours et des semaines durant.
Un matin, au réveil, elle sortit du chariot pour se retrouver dans un endroit froid où un château de pierres grises surplombait une région de collines aussi dénuées de couleur que le château et couvertes de plaques de neige. Serrant Wuffen de toutes ses forces, elle resta là de longues minutes, tremblant de froid et se sentant minuscule dans cet espace de grisaille infinie.
Elle entra dans le château en compagnie d'Hana, servante à la peau brune et aux cheveux noirs qui voyageait avec elle depuis quelques jours. Une femme au teint de craie et à la longue chevelure grise se tenait près du feu allumé dans une grande salle. Elle fixa Barenziah de ses grands yeux bleus.
" Elle a la peau extrêmement sombre, fit remarquer la femme. Je n'avais jamais vu d'Elfe noir jusqu'à aujourd'hui.
- Je ne les connaissais pas non plus, madame, lui répondit Hana. Mais ce que je sais, c'est que le caractère de celle-là est à la mesure de ses cheveux. Méfiez-vous d'elle, elle mord et donne des coups de pied.
- Je lui inculquerai vite les bonnes manières, fit l'inconnue d'un air hautain. Et qu'est-ce que cette horreur ? "
Saisissant Wuffen, elle le jeta dans les flammes. Barenziah poussa un cri et se jeta après son louveteau, mais elle fut ceinturée avec force et, bien que se débattant comme une petite diablesse, ne put rattraper le pauvre Wuffen, qui fut transformé en cendres devant ses yeux.
Barenziah poussa comme une fleur transplantée dans un jardin de Bordeciel, sous la tutelle du comte Sven et de son épouse, dame Inga. Extérieurement, tout semblait bien aller, mais elle sentait toujours en elle un grand vide glacé.
" Je l'ai élevée comme ma propre fille, se plaignait souvent dame Inga, lorsque ses amies lui rendaient visite l'après-midi. Mais elle reste d'abord et avant tout un Elfe noir. Il n'y a pas grand-chose à tirer d'eux. "
Barenziah n'était pas censée entendre ces paroles, mais son ouïe était bien plus développée que celle des Nordiques chez qui elle vivait. A en croire sa tutrice, les autres caractéristiques méprisables des Elfes noirs incluaient une propension à chaparder et à mentir ou encore à utiliser leur magie afin de jouer des tours aux adultes. Sans oublier, quelques années plus tard, un goût prononcé pour les garçons et les hommes, goût qui procurait de très agréables sensations et permettait de recevoir de nombreux cadeaux, au grand étonnement de la jeune fille. Inga désapprouvait tout particulièrement ce penchant, pour des raisons que Barenziah était bien incapable de comprendre, aussi cette dernière s'attachait-elle à ne se laisser courtiser que dans le plus grand secret.
" Mais elle est merveilleuse avec les enfants, concéda Inga en faisant référence à ses cinq fils, qui tous étaient plus jeunes que Barenziah. Je sais qu'il ne risque rien de leur arriver quand elle s'occupe d'eux. "
Un précepteur avait été engagé alors que Jonni avait six ans et Barenziah huit, les deux enfants suivaient leurs leçons ensemble. Barenziah aurait également voulu apprendre à manier les armes, mais cette seule pensée scandalisait le comte Sven et dame Inga. Elle reçut tout de même un petit arc et l'autorisation de tirer sur les mêmes cibles que les garçons. Elle les regardait s'entraîner au corps à corps chaque fois qu'elle en avait l'occasion et se mesurait à eux quand les adultes n'étaient pas là pour la voir, tant et si bien, qu'elle finit par se persuader qu'elle était aussi forte qu'eux, sinon plus.
" Mais elle semble très... fière, non ? " ajoutait souvent l'une des amies de dame Inga.
Même si elle faisait semblant de ne pas entendre, Barenziah ne pouvait s'empêcher de hocher la tête de son côté. Elle n'y pouvait rien si elle se sentait supérieure au comte et à sa dame ; il y avait en eux quelque chose qui incitait au dédain.
Plus tard, elle apprit que Sven et Inga étaient de lointains cousins des derniers maîtres du château de Sombrelande, et elle comprit enfin. Ils n'étaient pas de véritables nobles, mais des imposteurs. Ils n'avaient pas été élevés pour régner, eux. Cela la rendit furieuse. La haine qu'elle se mit à éprouver à leur égard était devenue objective, dissociée de tout ressentiment. Elle les considéra brusquement comme des insectes écoeurants, que l'on pouvait mépriser mais en aucun cas redouter.
Une fois par mois, un messager envoye par l'empereur amenait une bourse d'or qu'il remettait à Sven et Inga ainsi qu'un sac de champignons séchés de Morrowind, plat préféré de Barenziah. Lors des visites du représentant de l'empereur, elle était toujours obligée de se rendre présentable, du moins autant qu'on pouvait l'attendre d'un " Elfe noir squelettique ", à en croire dame Inga, avant d'être convoquée en présence du messager pour une brève entrevue. Il était rare que le même homme revienne plusieurs fois, mais tous la considéraient comme une vache à lait qu'un fermier se prépare à amener au marché pour la vendre.
Lors de son seizième printemps, Barenziah eut l'impression que la date du marché approchait, à voir l'expression du messager.
Mais à la réflexion, elle décida qu'elle n'avait pas envie qu'on la vende sans lui demander son avis. Le garçon d'écurie, un grand gaillard blond et gourd répondant au nom de Paille, l'implorait depuis plusieurs semaines de s'enfuir avec lui. Bien qu'il fût un peu simple d'esprit, il savait se montrer affectueux et elle décida de l'écouter. Volant la bourse d'or amenée par le messager ainsi que tous les champignons séchés du garde-manger, elle se déguisa en garçon en enfilant des chausses et une vieille tunique de Jonni... Par une belle nuit de printemps, Paille et elle prirent les deux meilleurs chevaux de l'écurie et filèrent à bride abattue en direction de Blancherive, première ville d'importance où Paille avait toujours voulu se rendre. Longsanglot et Morrowind, qui attiraient Barenziah comme un aimant, se trouvaient également dans cette direction.
Le matin venu, Barenziah insista pour abandonner leurs chevaux. Elle savait en effet que les montures seraient activement recherchées et pensait qu'il valait mieux s'en débarrasser pour avoir une chance de semer leurs poursuivants.
Ils marchèrent jusqu'en fin d'après-midi, préférant les chemins de traverse à la grande route, et dormirent dans une hutte abandonnée. S'accordant quelques heures de sommeil, ils repartirent au crépuscule et arrivèrent à Blancherive au moment où le jour se levait. Barenziah avait préparé une sorte de laissez-passer pour Paille, un document stipulant que le seigneur de son village le chargeait d'une course auprès d'un temple de la ville. Quant à elle, elle franchit les murs de la cité grâce à un sort de lévitation. Elle pensait en effet, à juste titre, que les gardes avaient été alertés et qu'ils guetteraient une demoiselle elfe noire et un jeune Nordique voyageant ensemble. Mais les garçons seuls, tels Paille, étaient légion et il ne risquait guère d'attirer l'attention, surtout munis de papiers.
Le plan se déroula à merveille. Elle retrouva Paille au temple, situé non loin des portes de la ville. La jeune fille connaissait quelque peu Blancherive, pour s'y être rendue en quelques occasions, contrairement à Paille qui n'était pour ainsi dire jamais sorti des limites de la propriété de Sven, où il avait vu le jour.
Ils se rendirent à une auberge délabrée dans le quartier pauvre de la cité. Barenziah portait des gants et avait relevé la cagoule de sa cape afin de se protéger du froid matinal, cachant ainsi sa peau sombre et ses yeux rouges. Personne ne fit attention à eux. Ils entrèrent dans l'établissement séparément, Paille louant une petite chambre et payant pour un énorme repas et deux chopes de bière. Barenziah le rejoignit discrètement quelques minutes plus tard.
Ils burent et mangèrent à satiété pour fêter leur évasion, puis montèrent dans leur chambre où ils firent l'amour frénétiquement sur l'étroite paillasse avant de sombrer dans un sommeil sans rêves.
Ils restèrent une semaine à Blancherive. Paille gagnait un peu d'argent en faisant des courses de-ci, de-là et Barenziah cambriolait les maisons de nuit. Toujours habillée en garçon, elle coupa ses longs cheveux roux et les teignit en noir. Bien que son déguisement fut désormais bien meilleur, elle prenait tout de même garde à rester cachée aussi souvent que possible, car les Elfes noirs étaient très peu nombreux en ville.
Un jour, Paille leur obtint un emploi de gardes au sein d'une caravane faisant route vers l'est. Le sergent manchot inspecta Barenziah d'un oeil critique.
" Tu es bien un Elfe noir, hein, petit ? fit-il en gloussant. Avec toi, c'est un peu comme si on demandait à un loup de garder les moutons, si tu vois ce que je veux dire. Mais j'ai besoin de bras et, comme on ne va pas à Morrowind, tu ne risques pas vraiment de nous trahir, vu que nos brigands d'ici auront aussitôt fait de te trancher la gorge qu'à moi. "
Le sergent s'intéressa ensuite à Paille, mais se retourna brusquement vers Barenziah en dégainant son épée courte. La jeune fille réagit en un clin d'oeil, tirant sa dague et se mettant en position défensive avant qu'il n'ait le temps de faire un pas vers elle. Paille sortit lui aussi son couteau et se plaça de manière à prendre le manchot en tenaille. Mais le sergent se contenta de glousser à nouveau en rangeant son arme :
" Pas mal, les petits gars, pas mal du tout. Tu sais te servir de ton arc, l'Elfe ? demanda-t-il, Barenziah lui prouvant immédiatement que c'était le cas. Bien ! Et je sais que tu as une bonne vue et une ouïe particulièrement aiguisée, mon garçon. Un bon Elfe noir est un excellent élément, et je suis bien placé pour le savoir : j'ai servi sous les ordres de Symmachus avant de perdre ce bras et d'être chassé de l'armée impériale. "
" On pourrait les trahir, suggéra Paille alors qu'ils s'apprêtaient à passer leur dernière nuit à l'auberge. Je connais quelqu'un qui paierait bien pour cela. Ou on pourrait les voler nous-mêmes. Ces marchands sont très riches, tu sais, Berry.
- Que voudrais-tu qu'on fasse de tout cet argent ? rétorqua la jeune femme en éclatant de rire. Et de toute façon, nous avons autant besoin de leur protection qu'eux ont besoin de la nôtre.
- On pourrait acheter notre ferme à nous et s'installer tous les deux, Berry.
Paysan ! songea-t-elle avec mépris. Jamais il ne serait capable d'avoir d'ambition plus élevée que ses petits rêves médiocres. Mais elle resta silencieuse.
- Pas ici, Paille, lui dit-elle. Nous sommes encore trop près de Sombrelande. D'autres opportunités nous seront offertes plus à l'est. "
La caravane n'alla pas plus loin que Solgard. L'empereur Tiber Septim I avait fait construire des routes relativement sûres, car régulièrement patrouillées, mais les taxes étaient particulièrement élevées, aussi la caravane préféra-t-elle emprunter des voies moins importantes. La menace des brigands, humains ou orques, n'en était bien évidemment que plus grande, mais tels étaient les risques du transport de marchandises.
Ils rencontrèrent des bandits à deux reprises avant d'atteindre Solgard. La première fois, les oreilles de Barenziah décelèrent l'embuscade suffisamment à l'avance pour que les gardes puissent encercler et attaquer de revers ceux qui comptaient les prendre par surprise. La seconde fois, ils furent assaillis de nuit par une bande d'humains, de Khajiits et d'Elfes des bois. Ces brigands étaient nettement plus doués que les précédents et même Barenziah ne les entendit pas à temps. Le combat fut autrement plus farouche. On finit par repousser les agresseurs, mais deux gardes le payèrent de leur vie et Paille reçut une méchante estafilade à la cuisse avant que Barenziah ne tranche la gorge du Khajiit qui semblait déterminée à le tuer.
Barenziah appréciait ce mode de vie. Le sergent l'aimait bien et elle passait ses soirées à écouter les histoires qu'il racontait autour du feu de camp. Toutes avaient trait aux campagnes militaires qu'il avait menées en Morrowind, sous les ordres de Tiber Septim et du général Symmachus. Ce Symmachus avait reçu son grade actuel après la chute de Longsanglot.
" C'est un excellent soldat, ça oui, concéda le sergent. Mais, à mon avis, il y a quelque chose de louche sous toute cette histoire de Longsanglot. Enfin, j'imagine que tu en sais davantage que moi à ce sujet, petit.
- Non, je ne m'en souviens pas vraiment, répondit Barenziah en essayant de ne pas montrer son intérêt. J'ai passé presque toute ma vie en Bordeciel, après que ma mère ait épousé un homme de cette province. Mais ils sont tous les deux morts. Dites-moi, qu'est-il advenu du seigneur de Longsanglot et de sa dame ?
- Aucune idée, fit le sergent en haussant les épaules. Doivent être morts, j'imagine. C'est l'armée qui fait la loi en Morrowind, aujourd'hui. Plutôt calme, comme coin. Presque trop, d'ailleurs. Un peu comme si une tempête se préparait. Pourquoi, tu comptes y retourner, mon garçon ?
- Peut-être bien ", dit Barenziah afin de clore le sujet.
A la vérité, elle se sentait irrésistiblement attirée par Morrowind et Longsanglot, comme le papillon peut l'être par la flamme. Paille le sentait et en était malheureux, d'autant qu'ils ne pouvaient plus coucher ensemble, Barenziah étant censée être un garçon. Cela manquait aussi à la jeune fille, mais visiblement pas autant qu'à Paille.
Le sergent aurait bien voulu les embaucher pour le retour, mais leur donna tout de même une prime ainsi qu'une lettre de recommandation quand ils déclinèrent son offre.
Paille souhaitait s'installer de façon permanente près de Solgard, mais Barenziah insista pour qu'ils poussent plus loin vers l'est.
" Je suis la reine de Longsanglot de droit, dit-elle sans savoir si c'était exact ou si elle rêvait éveillée. Je veux rentrer chez moi. Il le faut. J'en ai besoin. "
Et cela était, au moins, on ne peut plus vrai.
Quelques kilomètres plus loin, ils se firent recruter par une autre caravane en route vers l'est. Au début de l'hiver, ils arrivèrent à Faillaise. La frontière de Morrowind n'avait jamais été aussi proche, mais le climat ne cessait de se détériorer et ils apprirent qu'aucune caravane ne partirait avant le milieu du printemps.
Du haut des remparts de la ville, Barenziah contemplait la gorge encaissée séparant Faillaise des montagnes enneigées qui défendaient l'accès en Morrowind.
" Longsanglot est encore bien loin, Berry, lui dit doucement Paille. Et la région qui nous en sépare regorge de loups, de brigands, d'Orques et pire encore. Il faut attendre le printemps.
- Nous pourrions pousser jusqu'à La Tour de Silgrod, dit-elle, faisant référence à la cité des Elfes noirs, construite autour de l'ancienne place forte qui séparait Bordeciel et Morrowind.
- Les gardes du pont ne me laisseront jamais passer, Berry. Ce sont des troupes impériales d'élite ; impossible de leur graisser la patte. Si tu veux partir, tu le feras seule. Je n'essayerai pas de te retenir. Mais que vas-tu devenir ? La Tour de Silgrod est pleine de soldats impériaux. Tu as l'intention de laver leur linge ou de réchauffer leurs couches ?
- Non ", répondit-elle, pensive.
En réalité, l'idée n'était pas dénuée d'attrait. Elle était sûre qu'elle pourrait au moins gagner de quoi subsister en couchant avec les soldats en échange d'argent. Elle l'avait fait à plusieurs reprises en Bordeciel, s'habillant de nouveau en femme après avoir échappé à la surveillance de Paille. Mais surtout, elle l'avait fait pour voir si ailleurs l'herbe était plus verte. Paille était gentil mais si peu intéressant. Elle avait été surprise mais extrêmement heureuse de se voir offrir de l'argent après coup. Paille n'avait guère apprécié, cependant ; chaque fois qu'il s'en était rendu compte, il avait crié et boudé plusieurs jours durant. Il était très jaloux et avait menacé à plusieurs reprises de la quitter si elle continuait. Mais il ne le ferait jamais, bien sûr ; il en était bien incapable.
Mais tout le monde disait que les gardes impériaux étaient des brutes et, au cours de son voyage, Barenziah avait entendu des récits qui glaçaient le sang, les pires provenant de la bouche de vétérans qui les racontaient fièrement, dans le but de les choquer, elle et Paille. Mais cela ne l'avait pas empêchée d'être sûre que ces horreurs n'étaient pas sans fondement. Paille détestait encore plus ces atroces histoires bien que fasciné lui aussi par leur sauvagerie.
Sentant ceci, elle l'avait encouragé à aller voir d'autres femmes, mais il ne voulait personne d'autre qu'elle. Elle lui avait répondu qu'elle ne ressentait pas la même chose, tout en ajoutant que c'était lui qu'elle préférait.
" Alors, pourquoi vas-tu voir d'autres hommes ? lui avait-il demandé un jour.
- Je n'en sais rien.
- On dit que vous autres, Elfes noirs femmes, êtes toutes comme ça ", s'était-il lamenté en soupirant.
Elle avait haussé les épaules en souriant.
" Vraiment, je ne sais pas... ou peut-être que si, après tout. Si, je sais, avait-elle décidé en l'embrassant affectueusement. J'imagine que c'est une réponse qui en vaut bien une autre. "