La Mélodie du Poison, livre I

De La Grande Bibliotheque de Tamriel
Révision datée du 5 janvier 2014 à 20:32 par Ghost (discussion | contributions) (Révocation des modifications de Irthène (discussion) vers la dernière version de Shadow she-wolf)
Aller à : navigation, rechercher

La Mélodie du Poison

Livre I

Par Bristin Xel




Cela recommençait. Alors même que tout paraissait calme et serein (les dernières braises frémissant dans l'âtre, la jeune servante assise et dodelinant de la tête, son bébé dans les bras, la tapisserie à moitié achevée placée contre le mur, attendant qu'on la termine demain, l'unique lune visible au travers d'un nuage laiteux par la fenêtre et le doux babil d'un petit oiseau perché dans la charpente), Tay entendit les premières notes discordantes de la mélodie au loin.


L'oiseau poussa un cri et s'enfuit par la fenêtre d'un grand battement d'ailes, tandis que le nourrisson s'éveillait en s'époumonant. Le cantique enfla, sans que son rythme s'accélère pour autant. Tout sembla suivre la cadence de la musique, comme si une subtile chorégraphie avait été répétée à l'avance : la servante qui se levait pour aller à la fenêtre, les nuages qui se paraient soudain de reflets rouges, le cri d'effroi de la jeune femme, avalé par la musique. Quant à ce qui s'ensuivit, Tay avait assisté à la scène tant de fois qu'il ne la revoyait même plus dans ses cauchemars.


Il ne se souvenait pas de l'existence qui avait été la sienne avant d'arriver à l'île de Gorne, mais il savait que quelque chose dans son passé le différenciait de ses cousins. Ce n'était pas seulement le fait que ses parents soient décédés, puisque ceux de sa cousine Baynara avaient eux aussi péri pendant la guerre, pas plus que le comportement des habitants de Gorne ou du proche duché de Longsanglot, qui le traitaient avec l'indifférence que tous les Indorils montrent pour les garçons de huit ans.


Mais Tay avait la certitude d'être seul, différent… tout cela, à cause d'un air de musique qu'il entendait sans cesse, et à cause de ses cauchemars.


" Tu es doté d'une grande imagination ", disait souvent sa tante Ulliah avant de lui sourire avec indulgence et de lui faire signe de s'en aller pour qu'elle puisse continuer à lire les textes sacrés ou à s'occuper de la maisonnée.


" Différent ? Mais tout le monde se croit différent. C'est un sentiment on ne peut plus généralisé ", lui expliquait son cousin aîné Kalkorith, dont les études de novice le mettaient souvent en présence de tels paradoxes.


" Si tu dis à tout le monde que tu entends de la musique alors qu'il n'y en a pas, les gens penseront que tu es fou et tu finiras enfermé dans le temple de Shéogorath ", le menaçait l'oncle Triffith avant de repartir s'occuper de ses affaires.


Seule sa nourrice Edébah l'écoutait attentivement, hochant la tête avec fierté quand il en avait fini. Mais jamais elle ne disait mot.


Quant à sa cousine Baynara, avec qui il passait le plus clair de son temps à jouer, elle était celle qui s'intéressait le moins à la mélodie et aux rêves du jeune garçon.


" Que tu es ennuyeux Tay ", lui dit-elle par un beau jour d'été.


Tay avait huit ans. Il entra dans une clairière bordée par une haie de fleurs, accompagné de Baynara et de son jeune cousin Vaster. L'herbe leur arrivait à peine à la cheville et plusieurs tas noirs étaient visibles çà et là, c'était tout ce qui restait des feuilles ramassées l'automne dernier.


" Alors, qu'est-ce qu'on fait ? demanda Baynara.


- Si on jouait au siège de l'Orsinium ? proposa Tay après quelques instants de réflexion.


- Qu'est-ce que c'est ? demanda Vaster, qui avait trois ans de moins que lui.


- L'Orsinium était le pays des Orques, dans les monts de Wrothgarian. Pendant des siècles, il n'a cessé de s'étendre, les Orques descendant souvent de leurs montagnes pour multiplier viols et pillages en Hauteroche. Et puis, un jour, le roi Joile de Daggerfall, Gaiden Shinji de l'Ordre de Diagna et quelqu'un d'autre de Sentinelle, dont j'ai oublié le nom, se sont alliés contre l'Orsinium. Ils se sont battus pendant plus de trente ans. Mais l'Orsinium était protégé par des murs de fer et, malgré tous leurs efforts, les trois héros n'arrivaient pas à y creuser un trou.


- Et alors, que s'est-il passé ? voulut savoir Baynara.


- Toi qui es si forte pour inventer des choses qui ne se sont jamais produites, si tu nous le disais ? "


C'est ce qu'ils firent. Tay endossa le rôle du roi des Orques et alla se percher dans un arbre rebaptisé l'Orsinium pour l'occasion. Incarnant le roi Joile et Gaiden Shinji, Baynara et Vaster se mirent à jeter des cailloux et des brindilles à Tay, tandis que ce dernier se moquait d'eux en prenant une voix grave. Tous trois se mirent d'accord pour que la déesse Kynareth (également jouée par Baynara) exauce les prières de Gaiden Shinji et déverse des torrents de pluie sur l'Orsinium. Attaquées sans relâche, les murailles finirent par rouiller et se désagréger. Tay se laissa tomber de l'arbre et le roi Joile et Gaiden Shinji le massacrèrent à l'aide de leurs épées enchantées.


On était en l'an 675 de l'ère Première et Tay eut l'impression, tout l'été, de ne pas voir le soleil. Pourtant, celui-ci brillait fort, sans nuage, et les fréquentes pluies nocturnes contribuaient au développement de la végétation de l'île. Les pierres rayonnaient de lumière et les parterres aux envoûtantes senteurs se paraient de blanc dans un océan de fleurs vertes, pourpres et jaunes. Les maisons au toit de chaume et les rues tortueuses et pavées du petit village de Gorne, les vieilles pierres du manoir de Sandil, étaient un enchantement pour le garçon.


Et pourtant, les rêves hantaient ses nuits et la mélodie ne cessait de résonner sous son crâne, qu'il soit éveillé ou non.


Faisant fi des récriminations de tante Ulliah, Tay, Baynara et Vaster déjeunaient chaque jour dans le jardin avec les serviteurs. De son côté, Ulliah prenait son petit-déjeuner à l'intérieur, en compagnie de ses invités mais, ceux-ci étant extrêmement rares, elle se retrouvait souvent toute seule. Dans les premiers temps, les serviteurs mangeaient sans bruit mais, bien vite, ils se déridèrent, faisant profiter les enfants des histoires et rumeurs qu'ils entendaient au village.


" Le pauvre Arnyle a encore la fièvre.


- Je vous le dis, ils sont tous maudits jusqu'au dernier. Faites-en voir aux fées et elles vous le rendent au centuple.


- Vous ne trouvez pas que la petite mademoiselle Starsia a pris du ventre, ces derniers temps ? Elle ne serait pas enceinte, des fois ?


- Absolument pas ! "


Une seule servante ne disait jamais rien, Edébah la nourrice. Elle n'était pas jolie comme les autres, mais ses cicatrices ne la défiguraient pas pour autant. Ses cheveux courts et son nez cassé et mal ressoudé lui donnaient un air étrange qui la rendait fascinante. Elle écoutait les racontars en souriant d'un air distrait et, quand ses yeux se posaient sur Tay, le jeune garçon y lisait un amour et un dévouement presque inquiétants.


Un jour, après le petit-déjeuner, Baynara se pencha vers Tay et Vaster.


" Allons dans les collines situées de l'autre côté de l'île ", leur dit-elle.


Elle avait déjà utilisé ce ton impératif avec ses cousins, mais c'était toujours quand elle avait quelque chose de merveilleux à leur montrer : une chute d'eau à l'abri des regards derrière un écran de fougères et de rochers, un bosquet de fleurs baigné de soleil, un chêne si tordu qu'il semblait être un humain assis, ou encore un mur éboulé que les enfants pensaient vieux de plusieurs milliers d'années et qui, dans leur imagination, était tout ce qu'il restait de la tour d'une princesse au destin tragique, qu'ils avaient appelée Mérella.


Les trois cousins traversèrent la forêt jusqu'au moment où ils débouchèrent sur une clairière. Quelques dizaines de mètres plus loin, ils aperçurent le lit d'un ruisseau asséché. Suivant les galets blancs, ils s'enfoncèrent de nouveau entre les arbres sombres dont les frondaisons se rejoignaient loin au-dessus de leurs têtes. Des taches rouges et jaunes apparaissaient par moment entre les fourrés, mais ces fleurs devinrent de plus en plus rares au fil des minutes. L'air s'emplissait du chant des oiseaux, dont la mélodie n'était pas sans rappeler celle que Tay connaissait si bien.


" Où nous amènes-tu ? voulut-il savoir.


- Ce qui compte, ce n'est pas où nous allons, mais ce que nous allons voir ", répondit Baynara.


La forêt les avala totalement, les recouvrant de ses jeux d'ombres toujours changeantes et de ses mille soupirs. Il était aisé de s'imaginer qu'ils se trouvaient à l'intérieur d'un monstre dont ils remontaient la colonne vertébrale.


Enfin, Baynara gravit une colline pentue en écartant les fourrés qui entravaient sa progression. Tay sortit Vaster du lit du ruisseau en le soulevant par les aisselles puis le suivit en s'accrochant à d'épaisses touffes d'herbe. Les deux garçons montèrent rejoindre leur cousine. Il n'y avait plus le moindre sentier, les ronces semblaient vouloir les attraper telles des sorcières aux mains griffues. Le chant des oiseaux devint plus agressif, comme si les volatiles n'appréciaient pas l'intrusion d'étrangers. Vaster se coupa la joue mais se retint de pleurer. Même Baynara, qui pouvait généralement traverser les bois les plus impénétrables qui soient sans le moindre souci, se retrouva accrochée par les cheveux à un épais buisson qui défit la natte qu'elle avait passé de longues minutes à nouer. S'arrêtant quelques instants, elle défit son autre tresse, libérant ainsi ses longs cheveux. Elle avait désormais l'apparence d'une nymphe sauvage guidant les deux garçons dans son domaine végétal. La mélodie se mit à enfler, comme s'il s'agissait du pouls de la forêt.


Ils se retrouvèrent soudain sur une colline rocheuse située au pied d'une falaise surplombant une large gorge où la végétation se résumait à quelques souches brûlées. On aurait dit le site d'une terrible bataille qui se serait achevée par un monstrueux incendie. En y regardant de plus près, les trois enfants distinguèrent caisses, armes, ossements d'animaux et autres restes indéfinissables, tous calcinés par le feu. Incapables de prononcer un mot, Tay et Vaster descendirent au milieu des cendres. Baynara sourit, fière de les avoir amenés dans un endroit qui les fascinait tant.


" On est où, ici ? demanda enfin Vaster.


- Je n'en sais rien, reconnut Baynara avec un petit haussement d'épaules. J'ai tout d'abord cru qu'il s'agissait de ruines, mais j'ai plutôt l'impression que c'est une sorte de décharge. Regardez tous ces trucs. "


Les trois compagnons se mirent à inspecter les tas noircis dans le plus grand désordre. Baynara trouva une épée tordue et se mit à en polir la lame afin de pouvoir lire les inscriptions qu'elle distinguait vaguement sous l'épaisse couche de suie. Pour sa part, Vaster s'amusait à se prendre pour un géant à la force colossale en sautant sur les parties de caisses encore entières pour les réduire en morceaux, tandis que Tay fut attiré par un bouclier ayant reçu de nombreux coups. Il y avait quelque chose dans cet objet qui réfléchissait les sons de la mélodie. L'extrayant de sous d'autres débris, il le nettoya du mieux qu'il put.


" Je n'ai jamais vu de telles armoiries, dit Baynara en regardant par-dessus l'épaule de Tay.


- Moi, il me semble que si, murmura-t-il en essayant de se souvenir du rêve au cours duquel le blason lui était apparu.


- Hé ! Regardez ça ! " s'exclama soudain Vaster.


Le jeune garçon tenait une boule de cristal, qu'il frottait de toutes ses forces pour la débarrasser de la cendre et de la poussière qui la recouvraient. A ce moment, Tay entendit une note de musique qui le fit frémir des pieds à la tête. Baynara courut auprès de Vaster pour examiner de près le trésor découvert par son petit cousin, mais Tay se sentit pétrifié.


" Où l'as-tu trouvée ? demanda la petite fille en contemplant le nimbe lumineux évoluant à l'intérieur de l'orbe.


- Dans ce chariot ", répondit Vaster en indiquant un tas de bois noirci.


Baynara s'y dirigea et se mit à creuser tête la première, de sorte que seuls ses pieds étaient visibles. La mélodie enfla encore, manquant submerger Tay. Ce dernier se mit à avancer lentement en direction de Vasper.


" Donne-moi ça, dit-il d'une voix qu'il reconnut à peine comme étant la sienne.


- Non, répondit Vasper sans quitter des yeux les volutes de lumière. C'est à moi. "


Baynara poursuivit ses recherches de longues minutes durant, mais sans rien trouver. Tout était détruit ou presque, et les rares objets restants n'avaient pas la moindre valeur. Déçue, elle ressortit du chariot calciné.


Tay se tenait au bord du vide, seul.


" Où est Vaster ? " demanda Baynara.


Tay cligna des yeux à plusieurs reprises puis se tourna vers sa cousine.


" Il est parti montrer son trésor à tout le monde, répondit-il en souriant. Et toi, tu as trouvé quelque chose ?


- Pas vraiment. Il vaudrait mieux qu'on rentre avant que Vasper ne dise quelque chose qui nous attirera des ennuis. "


Ils repartirent d'un pas rapide, mais Tay savait que leur jeune cousin ne serait pas là à leur retour. Jamais il ne rentrerait à la maison. Le globe de cristal était rangé au fond de la sacoche de Tay, caché sous quelques objets cassés sans aucune valeur. Le garçon espérait de tout son coeur que la mélodie reviendrait bientôt afin de l'empêcher de penser à la gorge rocailleuse et à la longue chute silencieuse de Vasper. Son petit cousin avait été si surpris d'être poussé de la sorte qu'il n'avait même pas eu le temps de crier.


Modèle:Book Footer