Témoin sacré : Différence entre versions

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Version du 7 janvier 2014 à 13:15

Témoin sacré : la vraie histoire de la Mère de la Nuit

Par Enric Milres



J'ai rencontré des comtesses et des courtisanes, des impératrices et des sorcières, de nobles dames guerrières et des souillons dévouées à la paix, mais jamais je n'avais rencontré une femme comme la Mère de la Nuit. Et jamais plus je n'en rencontrerai.

Je suis un écrivain, un poète de faible renom. Si je vous disais mon nom, il est possible que vous ayez entendu parler de moi, mais ce n'est probablement pas le cas. Pendant plusieurs dizaines d'années, jusqu'à très récemment, j'avais élu domicile dans la ville de Sentinelle, sur la côte de Lenclume et je passais mon temps en compagnie d'autres artistes : peintres, créateurs de tapisseries et écrivains. Personne dans mon entourage n'aurait su reconnaître de vue un assassin, et encore moins leur reine, la Fleur sanglante, Dame Mort, la Mère de la Nuit.

Mais j'avais entendu parler d'elle.

Il y a quelques années, j'eus la chance de rencontrer Pelarne Assi, un érudit qui visitait Lenclume pour faire des recherches sur un livre concernant l'ordre de Diagna. Son essai intitulé "Les frères des ténèbres" est considéré, au même titre que "Feu et ténèbres : les confréries de la mort" d'Ynir Gorming, comme une référence sur le sujet des ordres d'assassins de Tamriel. Par chance, Gorming en personne se trouvait à l'époque à Sentinelle et j'eus le privilège d'être assis à la même table qu'eux dans une fumerie de skouma des bas quartiers de la ville. Nous fumâmes tout en discutant de la Confrérie noire, de la Morag Tong et de la Mère de la Nuit.

Bien que ne reniant pas la possibilité que la Mère de la Nuit puisse être immortelle, ou en tout cas d'une exceptionnelle longévité, Assi pensait qu'il était plus probable que plusieurs femmes - et peut-être même quelques hommes - se soient transmis ce titre honorifique au fil des âges. Il n'était pas plus logique de dire qu'il n'y avait qu'une Mère de la Nuit, disait-il, que d'avancer qu'il n'y avait qu'un roi de Sentinelle.

Gorming affirmait qu'il n'y avait jamais eu de Mère de la Nuit, en tout cas pas sous forme humaine. La Mère de la Nuit était Mephala en personne, que la Confrérie révérait avec presque autant de ferveur que Sithis.

- J'imagine qu'il n'y a pas de moyens d'en être sûr, dis-je d'un ton diplomate.

- Bien sûr que si, souffla Gorming dans un sourire. Vous pourriez aller parler à cet individu encapuchonné, là-bas.

Je n'avais pas remarqué l'homme auparavant. Il était assis seul dans un coin, les yeux dissimulés par son capuchon, et semblait faire partie intégrante de l'endroit, de la même manière que la pierre brute et le sol crasseux. Me retournant vers Ynir, je lui demandai pourquoi cet homme saurait quelque chose au sujet de la Mère de la Nuit.

- Il fait partie de la Confrérie noire, siffla Pelarne Assi. C'est visible comme le nez au milieu de la figure. Ne songez pas, même en plaisantant, à lui parler de la Mère de la Nuit.

Nous continuâmes à discuter sur d'autres thèmes liés à la Morag Tong et à la Confrérie, mais je ne pus oublier l'image de cet homme solitaire, le regard dans le vide, assis dans le coin de la pièce sale, entouré des volutes fantomatiques du skouma. Lorsque je l'aperçus dans les rues de Sentinelle, des semaines plus tard, je le suivis.

Oui, je le suivis. Le lecteur pourra raisonnablement s'interroger : "pourquoi ?" et "comment ?". Je ne saurais vous le reprocher.
"Comment" était simplement une question de connaître ma ville comme ma poche. Je ne suis pas un voleur, ni particulièrement discret, ni très agile, mais, après des années de déambulation, je connais intimement les allées et les rues de Sentinelle. Je sais quels ponts grincent, quels bâtiments projettent des ombres longues et irrégulières, les intervalles auxquels les oiseaux du coin entonnent leurs ululements nocturnes. Je parvins donc assez aisément à filer le Frère noir tout en restant hors de vue.
Le "pourquoi" est plus simple encore : j'ai la curiosité naturelle de l'écrivain né. Lorsque je vois un animal inconnu, il faut que j'observe. C'est là la malédiction des écrivains.

Je suivis l'homme encapuchonné dans les profondeurs de la ville, le long d'une ruelle si étroite qu'il s'agissait tout juste d'une crevasse entre deux bâtiments. Je dépassai une palissade tordue et soudain, miraculeusement, je me retrouvai dans un endroit que je n'avais jamais vu auparavant. Un petit cimetière privé, une cour comportant une douzaine de stèles funéraires en bois à moitié pourries. Aucun des bâtiments alentour n'avait de fenêtre donnant sur cet endroit et donc personne ne soupçonnait l'existence de cette nécropole miniature.

Personne, à l'exception des six hommes et de la femme qui s'y tenaient. Et de moi.

La femme me repéra immédiatement et me fit signe d'approcher. J'aurais pu m'enfuir en courant, mais... Non, en fait je n'aurais pas pu. J'avais découvert un mystère en plein coeur de ma ville d'adoption et je ne pouvais pas lui tourner le dos.

Elle connaissait mon nom et le prononça avec un sourire aimable. La Mère de la Nuit était une petite femme âgée aux cheveux blancs bouffants. Ses joues semblables à des pommes fripées affichaient encore les rougeurs de la jeunesse et ses yeux étaient amicaux, aussi bleus que la baie d'Illiaque. Elle me prit doucement le bras et nous nous assîmes au milieu des tombes pour parler de meurtre.

Elle n'était pas toujours à Lenclume, et pas toujours disponible pour accepter directement une mission. Mais elle semblait réellement prendre plaisir à discuter avec sa clientèle.

- Je ne suis pas venu ici pour engager la Confrérie, dis-je d'un ton respectueux.

- Alors pourquoi êtes-vous ici ? demanda la Mère de la Nuit sans me quitter des yeux.

Je lui expliquai que je désirais en savoir plus sur elle. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle réponde, mais elle le fit :

- Toutes ces histoires que vous autres écrivains imaginez à mon sujet ne me dérangent pas, sourit-elle. Certaines d'entre elles sont très amusantes, et certaines sont bonnes pour les affaires. J'aime particulièrement cette histoire de femme sombre et sensuelle nonchalamment étendue sur un divan dans la fiction de Carlovac Townway. La vérité est que mon histoire ne ferait pas un récit très dramatique. Il y a très, très longtemps, j'étais une voleuse, à l'époque où la guilde des voleurs faisait ses premiers pas. C'est tellement pénible de devoir se déplacer sans bruit lorsqu'on procède à un cambriolage... Nombre d'entre nous trouvaient qu'il était bien plus efficace d'étrangler l'occupant de la maison. Pour des raisons purement pratiques. Je suggérai donc à la guilde qu'un segment de notre ordre soit dédié à l'art et aux sciences de l'assassinat.
Cela ne me paraissait pas être une idée spécialement discutable, ajouta la Mère de la Nuit en haussant les épaules. Mais nous avions des spécialistes en vol à la tire, en cambriolage par les toits, en crochetage, en recel... toutes les autres composantes essentielles de notre profession. Mais la guilde jugea qu'encourager le meurtre serait mauvais pour les affaires. C'était trop, bien trop, dirent-ils.

Il se pourrait bien qu'ils aient eu raison, continua la vieille femme. Mais je découvris qu'il y avait des profits à faire, quoi qu'il en soit, sur la mort soudaine des autres. Non seulement il est possible de cambrioler le mort, mais si la victime a des ennemis, ce qui est souvent le cas des gens riches, il est possible de se faire payer plus cher encore. Ayant découvert cela, je me mis à tuer les gens différemment. Après les avoir étranglés, je déposai deux cailloux sur leurs yeux, un noir et un blanc.

- Pourquoi ? demandai-je.

- C'était une sorte de carte de visite. Vous êtes un écrivain - vous n'avez pas envie de voir votre nom sur la couverture de vos livres ? Je ne pouvais pas utiliser mon nom, mais je voulais que les clients potentiels me connaissent et connaissent mon travail. Je ne le fais plus, je n'en ai plus besoin, mais à cette époque, c'était ma signature. Les gens se passèrent le mot et bientôt je fus à la tête d'une affaire très profitable.

- Qui est devenue ensuite la Morag Tong ? demandai-je.

- Oh, par les dieux, non, sourit la Mère de la Nuit. La Morag Tong était là bien avant moi. Je suis âgée, c'est vrai, mais pas à ce point. J'ai simplement engagé certains de leurs assassins lorsqu'ils ont commencé à tomber en morceaux après le meurtre du dernier potentat. Ils ne voulaient plus être des membres de la Tong, et comme j'avais le seul syndicat d'assassins ayant un peu d'envergure, ils ont simplement rejoint les rangs.

Je composai soigneusement ma question suivante :

- Allez-vous me tuer à présent que vous m'avez raconté tout cela ?

Elle hocha tristement la tête, avec un soupir de gentille grand-mère.

- Vous êtes un jeune homme si gentil et si poli, cela me fait de la peine de me séparer de vous. J'imagine que vous n'accepteriez pas de faire une concession ou deux en échange de votre vie ?

A ma grande honte, je donnai mon accord. Je promis que je ne révélerais rien de notre rencontre, ce qui, comme le lecteur s'en rendra compte, est une promesse que je finis par décider de briser, des années plus tard. Pourquoi ai-je ainsi mis ma vie en danger ? A cause des promesses que j'ai tenues.

J'ai aidé la Mère de la Nuit et la Confrérie noire à accomplir des actes trop méprisables et trop sanglants pour être consignés sur le papier. Ma main tremble quand je songe aux personnes que j'ai trahies à partir de cette nuit-là. J'ai tenté d'écrire de la poésie, mais l'encre semblait se transformer en sang. Finalement, j'ai fui et changé mon nom, pour vivre dans un pays où personne ne me connaîtrait.

Et j'ai écrit ceci. La vraie histoire de la Mère de la Nuit, à partir des propos qu'elle m'a tenus la nuit de notre rencontre. Ce sera la dernière chose que j'écrirai jamais, j'en ai la certitude. Et chaque mot est vrai.

Priez pour moi.


Note de l'éditeur : bien que le texte ait à l'origine été publié de manière anonyme, l'identité de l'auteur n'a jamais été vraiment mise en doute. Toute personne un tant soit peu familière du travail du poète Enric Milres reconnaîtra dans "Témoin sacré" la cadence et le style familiers d'ouvrages tels que "L'Alik'r". Peu de temps après la publication, Milnes fut assassiné et l'auteur du crime ne fut jamais identifié. Il avait été étranglé, et deux cailloux, l'un noir, l'autre blanc, avaient été enfoncés dans ses orbites. De manière très brutale.