Le Roi Edward, 9e Partie

De La Grande Bibliotheque de Tamriel
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Média d'origine : Daggerfall
Commentaire : Traduit par la confrérie des traducteurs

Chance
Par Anonyme


Edward était agenouillé derrière Moraelyn, penché au-dessus de son épaule afin de pouvoir voir les cartes que l'elfe tenait. Il était assis loin du feu, aussi faisait-il sombre pour des yeux humains, mais Moraelyn était le seul du groupe à laisser Edward regarder sa main. Les autres joueurs, Beech, Mith et Mats prétendaient qu'Edward leur portait malheur. Moraelyn disait que ce n'était pas vraiment une question de chance, mais que le visage d'Edward reflétait leur jeu pour ceux qui savaient le lire. Il faisait trop sombre pour que Beech et Mats puissent voir Edward, à présent, et Moraelyn bouchait la vue à Mith. Et pourtant, le tas de pièces devant Moraelyn augmentait moins depuis qu'Edward avait pris place derrière lui. Mais cette fois, il avait récupéré une bonne main. Edward pouvait le voir. C'était au tour de Mats. Il réfléchissait.


"Fils, tu frissonnes," dit Moraelyn, "N'as-tu pas de vêtements plus chauds ? Nous devons trouver quelque chose à te mettre. Là, viens partager mon manteau, alors. Tu peux tenir les cartes, si tu veux." Le vent était froid, il était devenu mordant maintenant qu'ils s'étaient avancés vers le Nord et que l'année touchait à sa fin. Edward accepta l'abri que représentaient le bras de Moraelyn et son chaud manteau de fourrure et s'assit à ses côtés.


"Je crois que je vais conserver les cartes que j'ai." dit finalement Mats, et il poussa une pile de pièces dans le pot commun, puis se résolut soudain à en ajouter quelques autres. "Voilà."


"Jette la main, Edward. Nous passons."


"Mais c'est une des meilleures mains que nous ayons eues !" protesta Edward.


"Edward !" gronda Moraelyn.


"Comment suis-je censé apprendre, alors ?" Mats n'était obligé de montrer ses cartes que s'ils égalaient sa mise.


"En observant. Silencieusement. Oh, très bien. Personne n'a jamais dit que la paternité était bon marché." Il poussa la plupart de ses pièces dans le pot pour égaler la mise de Mats et Edward abattit ses cartes.


"Ah." dit Mats, "Vous n'êtes pas obligé de faire ça, mon ami. Je montrerai mes cartes au gosse gratuitement."


"Misérable Nordique," répliqua Moraelyn en une grimace de dégoût, "abats tes cartes et prends mon or, si tu peux surpasser mon jeu. Voyons si je suis celui qui a besoin d'apprendre comment jouer aux cartes."


"Vous n'en avez pas besoin," sourit Mats. "Sauf que vous auriez pu accepter mon offre généreuse au lieu de m'insulter." Mats abattit la main parfaite, appelée Les Dames.


"Une plaisanterie pareille frise l'insulte. Mats, même la simple vue de cette main aurait presque une valeur. Cinq belles Dames ! On ne les voit pas ensemble tous les jours ; elles ne s'entendent pas si bien que ça."


"Comment avez-vous su ?" demanda Edward.


"Ah, je ne le dirai pas." sourit Moraelyn. "Il y a des choses que tu dois apprendre par toi-même. Cela fait partie du jeu. Mais souviens-toi qu'une bonne main ne vaut rien si quelqu'un en a une meilleure."


"Je suis désolé." Edward examina à regret les quelques pièces de monnaie restantes.


"Peu importe. Il faut être fou pour jouer contre Mats les nuits où le dieu de la Chance lui-même l'épaule et où tout ce que j'ai avec moi est un prince bréton fugueur qui devrait être au lit. Il aurait de toute façon fini par me gagner cet argent. Comme ça, nous pourrons dormir un peu plus."


"Rabat-joie." grogna Mats. "Ce n'est pas toutes les nuits que Sai me rend visite et que je peux profiter de sa présence."


"Il peut partir aussi vite qu'il est venu. Sai n'est pas quelqu'un à qui tu peux te fier, Mats."


"Qui devrait mieux le savoir que moi ? Non, ne vous excusez pas. Merci de vous inquiéter pour moi, mon ami. Ce n'était pas tout à fait injustifié, mais je suis conscient de la tentation. Je sais à quel point la faveur de Sai est versatile et capricieuse. Je ne joue qu'avec mes amis, en qui j'ai confiance."


"Bonne nuit, alors." Mith et Moraelyn partirent rejoindre ceux qui dormaient déjà, laissant Mats, Beech et Edward près du feu. Le rythme de sommeil naturel des elfes noirs était une période de cinq ou six heures par jour, et une courte sieste de deux ou trois heures après minuit. Maintenant qu'ils voyageaient, ils ne dormaient que la nuit, c'était une contrainte difficile pour Mith et Moraelyn, qui devaient utiliser la magie pour y faire face. Edward avait dormi un peu quand ils s'étaient arrêtés pour la nuit, pendant que les autres préparaient le souper. Par conséquent, il était bien réveillé. Beech ronflait. Mats semblait avoir besoin de moins dormir que les autres.


"Mats, parle-moi de Sai. Je n'ai jamais entendu parler de lui auparavant. Je ne savais pas qu'il y avait un dieu de la chance. Je croyais que la chance ne faisait que passer."


"Comme tu es Bréton, je peux le comprendre. Les Brétons aiment que les choses soient expliquées, clairement et raisonnablement, dans l'ordre, de manière à ce qu'une chose découle de l'autre, et que vous sachiez où vous en êtes. La plupart des dieux sont comme ça. Ils fixent des règles et si vous les respectez et rendez hommage au dieu, ils peuvent vous accorder leur faveur. Et plus vous respectez les règles et plus vous adorez le dieu et plus vous obtenez de faveurs. Ces règles ne sont pas toujours faciles à suivre, et les règles d'un dieu peuvent vous obliger à violer celles d'un autre dieu, mais vous savez ce que vous faites. Et bien, Sai n'est pas comme ça. Il ne s'agit pas d'un daedra, mais il a vraiment un côté daedrique. Une chose est sûre, si vous l'adorez trop, il va vous abandonner purement et simplement. On appelle ça le "mal de Sai." C'est un désir immense d'être toujours en présence du dieu. Mon père en souffrait, le pauvre. Cette maladie va plus loin que le simple désir de la présence du dieu. Les malades on sans cesse besoin de la preuve de la faveur du dieu. Alors ils parient sans arrêt. Pas pour gagner, car tout ce qu'ils gagnent est rejoué jusqu'à ce qu'ils perdent. Et une fois que c'est fait ils doivent remettre quelque chose en jeu pour pouvoir encore parier."


"Oh, c'est terrible. Terrible. Mon père m'a vendu comme esclave à cause de ça. Plus tard, il a vendu ma sœur aînée. Puis, quand il a encore eu des dettes, il s'est suicidé dans l'un de ses rares moments de lucidité, quand il s'est rendu compte de ce qu'il lui arrivait. Ce qu'il avait fait à sa famille, lui-même. Bien sûr, je n'étais qu'un enfant quand j'ai été vendu. Je ne comprenais pas. Je pensais que j'avais fait quelque chose de mal , ou que c'était à cause de ma paresse, de ma stupidité ou de ma désobéissance, et que si j'avais été un meilleur fils, on ne m'aurait pas vendu. C'est la voie d'Auriel. Tout le monde s'accorde à dire que les enfants devrait respecter leurs parents et apprendre d'eux, mais certains parents ne sont pas dignes de respect. Eh bien, c'était une maladie, d'après ma mère. J'ignore s'il aurait dû être réprimandé pour ça, pas plus que s'il avait la peste rouge ou la lèpre. Je la crois, parfois j'ai encore l'impression que c'était de ma faute. Eh bien, on peut dire que ce n'était pas de chance. Mais Sai m'a envoyé Moraelyn et ç'a vraiment été un jour de chance.


"Qu'est-ce qu'un autre dieu a mis dans son crâne pour qu'il empêche un humain d'en frapper un autre ? Tout autre elfe, dans tout Tamriel, se serait détourné de dégoût ou aurait cessé de regarder et ri de la bêtise des humains. Deux enfants elfes noirs contre un Nordique qui faisait quatre fois leur taille, et pour ce qu'ils en savaient, je devais avoir mérité ce que je subissais. J'aurais pu être un voleur ou un meurtrier. Je suppose que j'étais un voleur. Je me suis volé moi-même, pour ainsi dire."


"Moraelyn lui-même ne peut pas dire pourquoi il l'a fait. Il dit qu'il voulait combattre, ce jour-là, et que voir un esclavagiste sur le sol de Morrowind n'a rien fait pour l'adoucir. C'est pour ça que je dis : c'est grâce à Sai. Mais c'est Moraelyn qui entendait le dieu."


"Il n'y a pas de doute, c'est une grande chose que de sentir la main de Sai sur son épaule. C'est comme monter le meilleur des chevaux, comme l'amour lui-même. On n'est qu'un avec le monde, et tout suit le même chemin que soi, et tout est de notre côté, au lieu de la lutte constante qu'est vraiment la vie. Pas besoin d'être beau ou intelligent ou aimable ou spirituel. Les choses vont juste là où ça nous arrange. Pas grave si on fait quelque chose de stupide. Ça se révélera comme étant la chose qu'il fallait faire. Coup de chance. Certains semblent être nés chanceux, d'autres malchanceux. Je ne sais pas pourquoi. La plupart des gens ressent parfois la présence de Sai, je suppose. C'est ton cas, pas vrai ?"


Edward secoua la tête. Il n'avait aucune idée de ce dont parlait Mats.


"Eh bien, c'est comme une sorte d'avidité, je suppose, ce Mal de Sai. Tu vois, il n'y a qu'une certaine quantité de chance qui se propage, et si très peu de personnes en ont beaucoup, il ne reste plus rien pour les autres. Comme ce soir, j'ai gagné la dernière mise, mais les autres l'ont perdue. Tout le monde ne peut pas gagner avec Sai. Ce n'est pas comme ça avec les autres dieux, pas nécessairement. Tu ne comprends toujours pas, pas vrai ? Aimerais-tu entendre une histoire à propos de Sai ?"


Edward acquiesça de la tête. Mats était un camarade avec un très bon caractère, mais généralement très silencieux. Au début, Edward l'avait cru plutôt stupide. La chance de Mats aux cartes semblait lui avoir délié la langue et Edward voyait désormais qu'il pensait beaucoup plus qu'il ne parlait.


  • * * * * * * *


Il y a fort longtemps, quand il y avait moins de gens et que les loups étaient plus nombreux que maintenant, une jeune veuve nommée Josea vivait en plein milieu de ce qui est à présent la province de Bordeciel. C'était une femme ordinaire, ni laide, ni belle. Elle avait des cheveux bruns soyeux, des yeux bruns chaleureux, un nez court, un visage rond et un corps qui allait bien avec. Elle était la fille unique d'un couple de paysans. Ses parents avaient été emportés par la fièvre typhoïde quand elle avait dix-sept ans. Peu de temps après, elle avait épousé Tom, un jeune bûcheron à l’œil vagabond et prédisposé à la gaieté. Il la mit rapidement enceinte, puis tourna son attention ailleurs. Peu avant l'accouchement, il fut tué par l'orfèvre qui, en entrant à la maison à une heure inattendue, avait trouvé le beau bûcheron au lit avec sa femme, et lui avait fiché un couteau dans le dos.


Le décès de Tom avait eu lieu le Jour des Cœurs. Le bébé, un garçon, naquit quatre mois plus tard au cours de Mi-l'An. Deux voisines étaient venues aider à la mettre au monde et l'une d'entre elles resta quelques jours. Par la suite elle demeura seule pour s'occuper de l'enfant du mieux qu'elle le pouvait.


Un soir, au cours du Primétoile suivant, Josea sortit de la petite grange pour accomplir les tâches du soir, laissant le bébé endormi dans son berceau. Le vent hurlait. Son manteau était étroitement serré autour d'elle. Elle traya et nourrit la vache, nourrit les porcs et les poulets. Quand elle quitta la grange, elle sortit en pleine tempête de neige. Le vent s'était levé à un point tel que la porte de la grange lui fut arrachée des mains et claqua contre le mur. Elle ne pouvait même pas voir la maison, qui était près de la route, et quelques peu au-delà de la grange, mais elle avançait avec confiance.


Elle avait vécu ici toute sa vie et connaissait chaque centimètre de terrain, même si elle n'avait jamais vu une tempête aussi soudaine et violente. Il y avait déjà deux pouces de neiges sous ses pieds. Elle lutta contre le vent pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle avait dépassé la maison. Elle fit demi-tour et tenta de suivre ses propres traces, pensant qu'elle pourrait au moins se réchauffer dans la grange avant de repartir. Mais la neige tombait si dru que ses empreintes de pas se volatilisèrent sous ses yeux. Elle était totalement perdue et avait froid.


Josea lutta dans l'espoir de reconnaître quelque chose, un rocher ou arbre de la route à défaut de la maison ou de la grange. Ses mains et ses pieds étaient engourdis et trempés. Elle n'était pas chaudement habillée et elle avait maintenant froid jusqu'au os ; de la glace se formait sur ses sourcils et ses cils.


"Timmy ! Tiimmmyyy ! Elle cria le nom de son enfant, en espérant qu'il se réveille, pleure et qu'elle puisse suivre le son de sa voix jusqu'à lui. Elle se leva et écouta, haletant dans l'air froid, mais il n'y avait que les hurlements du vent. Le vent, ou quelque chose de plus ? Une silhouette grise prit forme devant elle, la fixant de ses yeux jaunes scintillants. Un grand loup gris.


Son cœur sembla s'arrêter. Ses yeux s'emplirent de larmes à la pensée de son enfant sans défense, seul à la maison, et sa mère morte dehors. Quelle malchance, mourir si près de chez soi ! Pas de chance. Mais elle avait toujours été malchanceuse, la femme la plus malchanceuse qu'elle connaissait. Il pourrait s'écouler des jours avant que quelqu'un pense à lui rendre visite. Elle s'écroula à genoux, épuisée. Le loup s'assit devant elle, leva le museau vers le ciel et poussa son terrible hurlement.


Ses mains gelées fouillaient la neige, à la recherche d'une pierre ou d'un bâton, n'importe quoi qui lui permettrait de se défendre contre la meute. Une autre ombre noire sortit du tourbillon de neige blanche. La panique la fit reculer d'un bond. Celui-là était gris, lui aussi, mais, il était grand et se tenait sur deux pattes, avec un manteau gris à capuche. Sa main gantée s'approcha de la tête du loup et la tapota. Son cri mourut dans sa gorge.


"Nul besoin d'avoir peur, jeune fille. Nous ne vous ferons pas de mal, au contraire. Êtes-vous la mère de l'enfant ?"


Elle acquiesça de la tête, silencieusement. Sa voix était naturelle et profonde, claire dans le vent violent mais ses yeux se posèrent sur son effrayant compagnon.


"Nul besoin d'avoir peur." répéta-t-il. "Mon ami Grellan ici présent nous ramènera en lieu sûr. A moins que vous désiriez vraiment passer la nuit ici." Ses mains s'approchèrent de celles de la femme et la relevèrent, et elle s'appuya sur son bras et boitilla à son côté.


Quand ils atteignirent enfin la porte de la maison, il dit :"Je me suis arrêté ici en espérant m'abriter de la tempête. J'espère que cela ne vous dérange pas ?"


Comment pouvait-elle refuser ? Les hommes aussi pouvaient être des loups, mais s'il en était un, il n'en avait pas l'air et il lui répondrait de toute façon que non. "J-j-je vous en prie, entrez. J-j'avais mis la b-b-bouilloire sur le feu mais je suppose qu'elle est vide à présent." dit-elle faiblement.


"Je suis entré, vu que personne n'avait répondu quand j'ai frappé, et j'ai trouvé le bébé endormi et seul, et la bouilloire débordait. J'ai sorti la bouilloire du feu, mais j'ai laissé le bébé dormir. Je savais que sa mère ne devait pas être loin, alors j'ai envoyé Grellan vous chercher. Heureusement pour vous j'ai toujours porté chance à ceux qui m'entourent."


Il releva sa capuche et elle vit qu'il était grand et pâle, avec des cheveux et des yeux argentés, mais un visage jeune. Il avait une mine sinistre, mais son regard et son sourire étaient doux. "Mon cheval également aimerait un abri pour la nuit. Auriez-vous une étable à lui offrir ?"


Pendant qu'il menait son cheval à l'écurie, elle changea ses vêtements mouillés et prépara de quoi souper : de la soupe, du pain et du fromage, et une infusion de racine d'orme. Alors qu'elle servait, elle s'excusa de la maigreur du repas.


"Eh bien, c'est un festin comparé à ce que j'ai fait !" Il sourit, et mangea, avidement. Grellan était couché près du feu, les yeux fixés sur son maître, qui lui lançait de temps en temps un morceau. "Il a bien mangé, hier. Une chance pour vos poulets, sans quoi j'aurais dû vous en acheter un."'


"Non, non." protesta-elle. "Je vous dois beaucoup et je serais heureuse de partager tout ce que je possède avec vous." Le bébé s'agita puis pleura. Elle le prit, changea sa couche et le mit contre sa poitrine.


"Où est votre mari, madame ?"


Elle hésita un instant - la pensée qu'elle ne devrait pas dire à cet étranger à quel point elle était seule et sans protection lui vint à l'esprit - puis elle lui raconta la vérité.


"Une triste histoire, vraiment." dit-il. "Mais il vous a laissé un bel enfant, et cet endroit a l'air confortable." Ses yeux firent le tour de l'humble chalet ; un berceau et un lit de plumes d'un côté, recouvert d'une couverture faite par la mère de Josea, et un âtre de pierre de l'autre côté, avec au milieu une table et des chaises façonnées par son frère. Une échelle conduisait à la soupente où elle dormait quand elle était enfant. Soudain, cette simple pièce lui sembla être un palais. Ils y étaient au chaud, au sec et bien nourris, comment cela aurait-il pu être mieux ?


"Vous avez raison, étranger. J'ai de la chance, après tout. Maintenant, me raconteriez-vous quelque chose de vous ?"


"Quelque part, je suis moins fortuné que vous. Je suis un vagabond, né de vagabonds, un bohémien de métier, bien que je puisse mettre la main sur la plupart des choses. Je ne me suis jamais marié et n'ai pas d'enfant, pas plus que je n'ai jamais eu d'autre maison que le chariot tiré par mes chevaux. Je ne suis jamais resté longtemps au même endroit. Mes parents m'ont nommé Sai, mais la plupart des gens m'appelle Lucky."


"Alors je vous appellerai Lucky, car vous m'avez vraiment porté chance."


Il se leva et s'étira, et commença a dégager les restes de leur repas de la table. Il versa de l'eau de la bouilloire en cuivre dans le bassin et commença à laver et à sécher les plats, chose qu'elle n'avait jamais vu un homme faire auparavant. Après avoir nourri le bébé, ils jouèrent avec lui sur la tapis, devant le foyer, pendant qu'il lui décrivait les étranges et merveilleux endroits et personnes qu'il avait vus lors de ses voyages, et une fois de plus Josea trouva sa propre vie morne et terne. Au bout d'une heure ou deux, le bébé était fatigué et nerveux, aussi le prit-elle sur ses genoux et chanta-t-elle pour lui jusqu'à ce qu'il s'endorme. Elle le déposa dans son berceau et l'enveloppa chaudement dans une couverture en peau de lapin.


Quand elle revint près du feu, Lucky mis sa main sur la sienne et la tint un moment, sans un mot, puis ils se retrouvèrent dans les bras l'un de l'autre à s'embrasser goulûment. Ils jetèrent leurs vêtements et s'étendirent ensemble sans la moindre honte, appréciant chacun le corps de l'autre dans les scintillements rosés de la lumière du feu. Il aimait la rondeur de ses seins et de ses cuisses, ventre et fesses et dit qu'ils étaient aussi juteux qu'une pomme. Son maigre corps pâle musclé et ses cheveux soyeux la fascinaient tout autant. Elle avait aimé Tom et connu des moments agréables avec lui, mais rien de semblable à ce qu'elle ressentait avec cet étranger.


Elle se leva du lit le matin, au son des pleurs du bébé, comme d'habitude. Lucky n'était pas là et elle pensa que ce n'était qu'un rêve. Alors la porte s'ouvrit et se referma, et il apparut devant elle, entièrement vêtu et lui disant de rester là où elle était. Il l'embrassa sur les lèvres, lui amena le bébé et resta à regarder pendant que ce dernier tétait. "Quel dommage que nous ne nous souvenions pas du plaisir que nous avons un jour connu."


"Mais nous avons toujours des plaisirs dont nous nous souviendrons," dit-elle, et elle sentit ses joues rougir devant tant d'audace. Il devait la prendre pour une débauchée !


"En effet." dit-il, et il posa ses mains froides contre sa joue chaude.


La tempête avait cessé pendant la nuit, mais une épaisse couche de neige recouvrait la route, et il était clair qu'il faudrait attendre des jours avant que le cheval puisse tirer le petit chariot de Lucky sur la route. Ce chariot était peint de couleurs vives, avec des motifs de feuilles, de vignes, et de fleurs en rouge, en bleu, en vert et en jaune. Les roues étaient rouges, avec des rayons jaunes. Il avait un toit de toile bleue où moutonnaient des nuages. Josea adorait ce chariot mais il contrastait étrangement avec le calme gris de Lucky.


Lucky effectua de petits travaux pour elle, réparant des outils, charnières et ustensiles. Il coupa davantage de bois pour elle, disant que si jamais elle n'en avait pas besoin cette année, elle s'en servirait une autre année. Il resta une semaine puis vint le dégel. Il restait encore de la glace, mais il était de nouveau possible de voyager. Ils se regardèrent dans la lueur du matin, et il dit que rester un autre jour ne pourrait pas lui faire de mal, ou peut-être deux, si elle n'était pas encore fatiguée de le supporter. Elle ne l'était pas.


Au bout d'une semaine, Lucky lui demanda si elle voulait venir avec lui. Son cœur bondit à cette question, mais elle parcourut du regard la petite maison où elle avait passé toute sa vie, elle pensa à cette terre, au village et à son bébé, et dit : "Je ne peux pas partir. Je n'ai aucun désir de voyager, et je ne veux pas que mon bébé grandisse sans maison, comme un enfant abandonné."


La souffrance envahit le pâle visage de Lucky, mais il se contenta d’acquiescer d'un signe de tête, harnacha son cheval, et l'embrassa en lui disant au revoir. Des larmes embuèrent les yeux de Josea et brouillèrent les couleurs gaies du chariot.


Le soleil de l'aube passa très lentement, avec de la pluie et de la neige, mais rien d'approchant la tempête qui lui avait apporté Lucky. De temps en temps, on frappait à sa porte, ce qui faisait battre la chamade à son cœur, mais à chaque fois, ce n'était qu'un villageois venu pour acheter les herbes séchées qu'elle vendait. Puis, la première nuit de Semailles, elle entendit le craquement d'un chariot et sut. Elle se rendit à la porte, le visage lumineux et se jeta dans ses bras.


"Je ne peux pas rester." dit-il. "Je suis seulement de passage..." dit-il. Et ce fut tout ce qu'ils se dirent pendant un long moment.


Le printemps vint et les crocus pointaient leur nez hors de la neige. Lucky bêchait son jardin. Des voisins curieux l'interpelèrent, mais ils ne découvrirent rien de plus à son sujet que ce qu'elle savait. Elle leur vendit des œufs -ses volailles se portaient très bien - , des herbes séchées et un élixir dont elle tenait la recette de sa grand-mère, et qui était un remède souverain contre le mal de tête et les rhumatismes. En dépit de leur méfiance envers Lucky, ils l'embauchèrent pour accomplir quelques petits travaux.


Lucky continua d'aller et de venir, ne disant jamais quand et d'où il serait de retour, mais il restait rarement loin plus de quelques jours. Il ne parlait pas avec des mots d'amour, mais l'aimait farouchement tout de même. Le ventre de Josea s'arrondit, et elle sevra Timmy, lui donnant du lait de vache. Les voyages de Lucky devinrent plus courts et moins fréquents. Aux alentours, la terre prospéra. Même les plus anciens ne purent se rappeler une meilleure récolte. Dans la chaleur du foyer Josea donna naissance à une belle petite fille aux cheveux d'argent, mais aux yeux bleus comme les bleuets. Lucky prit son enfant et irradiait de joie, il semblait alors brûler d'un feu blanc.