La Danse du Feu, chapitre 6

De La Grande Bibliotheque de Tamriel
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Auteur réel : Ted Peterson
Média d'origine : TES 3 : Morrowind



Décumus Scotti s'assit pour écouter Liodès Jurus. Le fonctionnaire n'en revenait pas de voir son ancien collègue de la Commission d'aménagement du seigneur Atrius aussi gros. L'arôme piquant de la viande rôtie placée devant lui finit par s'évanouir. Tous les bruits qui l'entouraient disparurent aussi, comme si rien d'autre n'existait que la volumineuse présence de Jurus. Scotti ne se considérait pas comme quelqu'un d'émotif mais, à la vue de cet homme dont les lettres mal écrites lui avait fait quitter la cité impériale en plein mois de soufflegivre, il se sentit exaspéré.

"Mais où étiez-vous ? demanda une nouvelle fois Jurus. Je vous avais dit de me retrouver à Falinesti il y a des semaines.

- J'étais à Falinesti il y a des semaines ! balbutia Scotti, trop surpris pour s'indigner. J'ai trouvé votre message me demandant de vous retrouver à Athay, alors je m'y suis rendu, mais les Khajiits l'avait incendié. J'ai réussi à atteindre un autre village avec des réfugiés et quelqu'un m'a dit que vous aviez été tué.

- Et vous l'avez cru ? ricana Jurus.

- Cet individu semblait bien informé à votre sujet. Il s'agissait d'un fonctionnaire de la commission d'aménagement du seigneur Vanech du nom de Réglius et il a dit que vous lui aviez suggéré de venir au Val-Boisé pour profiter de la guerre.

- Ah ! Oui ! dit Jurus après avoir réfléchi un instant. Je me souviens de ce nom, maintenant. Disons que c'est mieux pour les affaires d'avoir deux représentants de commissions d'aménagements impériales. Il faut juste que nous coordonnions nos offres et tout devrait bien se passer.

- Réglius est mort, dit Scotti. Mais j'ai ses contrats sur moi.

- C'est encore mieux, répondit Jurus, impressionné. Je ne savais pas que vous étiez un homme d'affaires aussi impitoyable, Décumus Scotti. Oui, cela va certainement nous être utile et asseoir notre position face au Silvenar. Vous ai-je présenté Basth, ici présent ?"

Scotti avait à peine remarqué la présence du Bosmer à la table de Jurus, ce qui était surprenant puisque la corpulence de cet individu était comparable à celle de son compatriote. Toujours un peu perdu, le fonctionnaire salua froidement Basth. Il avait toujours à l'esprit qu'une heure plus tôt il voulait demander au Silvenar un sauf-conduit pour Cyrodil. L'idée de faire des affaires avec Jurus, de profiter des guerres entre le Val-Boisé, Elsweyr et l'archipel de l'Automne, lui semblait terriblement insolite, comme si cela arrivait à quelqu'un d'autre.

"Votre collègue et moi-même parlions du Silvenar, dit Basth en posant le morceau de mouton qu'il était en train de ronger. J'imagine que vous n'avez jamais entendu parler de lui auparavant ?

- Un peu, si, mais rien de très précis. J'ai l'impression qu'il est très important et très étrange.

- C'est le représentant du peuple, légalement, physiquement et sentimentalement, expliqua Jurus, un peu embarrassé par l'ignorance de son nouveau collègue sur un sujet aussi commun. Quand le peuple est en bonne santé, il l'est aussi. Quand il y a une majorité de femmes, il devient femme. Quand le peuple réclame à manger ou à faire du commerce, il le ressent et promulgue des lois en fonction des besoins. En un sens, c'est un despote, mais c'est celui du peuple.

- Cela paraît... commença Scotti en cherchant le terme approprié... confortable.

- C'est peut-être le cas, répondit Basth. Mais en tant que Voix du peuple, il a de nombreux pouvoirs, comme celui d'autoriser la construction de bâtiments étrangers et la signature de contrats commerciaux. Il importe peu de croire aux superstitions bosmers. Il faut juste considérer le Silvenar comme l'un de vos empereurs fous, du genre de Pélagius. Le problème auquel il nous faut faire face pour l'instant est que, depuis que le Val-Boisé est attaqué de tous côtés, le Silvenar se méfie et craint les étrangers. Le seul espoir du peuple, et donc du Silvenar lui-même, est que l'empereur intervienne et mette un terme à la guerre.

- Le fera-t-il ? demanda Scotti.

- Vous savez aussi bien que nous que l'empereur n'est plus lui-même depuis peu, dit Jurus, plongeant dans le sac de Réglius pour en sortir les contrats vierges. Qui sait ce qu'il décidera de faire ou pas ? Cela ne nous concerne en rien, mais ceci, que nous devons à feu monsieur Réglius, va nous simplifier la vie."

Ils discutèrent de la manière dont ils allaient se présenter au Silvenar dans la soirée. Scotti ne cessa pas un moment de manger, sans pour autant engloutir une telle quantité de nourriture que Jurus et Basth. Quand le soleil se leva au-dessus des collines, sa lumière rougeâtre se réfléchissant à travers les murs de cristal de la taverne, Jurus et Basth regagnèrent leurs chambres au palais, chambres qu'on avait diplomatiquement mises à leur disposition en attendant une entrevue avec le Silvenar. Scotti se rendit dans la sienne. Il songea à rester éveillé quelque temps pour réfléchir au projet de Jurus mais dès qu'il s'allongea, il s'endormit aussitôt.

L'après-midi suivant, Scotti s'éveilla, se sentant de nouveau lui-même. En d'autres termes, timide. Depuis plusieurs semaines, il avait dû survivre. Il avait connu l'épuisement, la faim, des bêtes l'avaient attaqué, il avait failli se noyer et on l'avait forcé à discuter d'anciens ouvrages poétiques écrits en aldméri. La discussion qu'il avait eue avec Jurus et Basth, quand ceux-ci avaient essayé de lui faire signer leurs contrats, lui semblait désormais parfaitement censée. Scotti enfila ses vieux vêtements usés et descendit en quête de nourriture et d'un endroit tranquille où réfléchir.

"Vous êtes levé ! cria Basth en le voyant. Nous devons nous rendre au palais immédiatement.

- Maintenant ? gémit Scotti. Regardez-moi, j'ai besoin d'autres vêtements. Ce n'est pas une tenue pour aller solliciter les services d'une prostituée, et encore moins pour une audience avec la Voix du peuple du Val-Boisé. Je n'ai même pas pris de bain.

- A partir de maintenant, vous devez cesser d'être un fonctionnaire pour devenir un étudiant en commerce, lui répondit Jurus, en le prenant par le bras et en le conduisant sur le boulevard ensoleillé à l'extérieur. La première règle consiste à savoir ce que vous représentez pour votre client potentiel et quelle approche vous convient le mieux. Vous ne pouvez l'impressionner avec des habits fastueux et une conduite professionnelle, mon garçon. Cela vous serait fatal. Faites-moi confiance. Basth et moi-même ne sommes pas les seuls invités au palais. Les autres ont commis l'erreur de se montrer trop impatients, trop formels, trop désireux de faire des affaires. On ne leur accordera jamais une audience avec le Silvenar. Nous sommes restés à l'écart depuis le premier refus. J'ai flâné au sein de la cour, répandu mes connaissances concernant la vie dans la cité impériale, je me suis fait percer les oreilles, j'ai participé à des promenades et j'ai mangé et bu tout ce que l'on m'offrait. Je dois dire que j'ai pris quelques kilos. Le message que nous avons transmis ainsi est simple : c'est son intérêt, pas le nôtre, de le rencontrer.

- Et notre plan a marché, ajouta Basth. Quand j'ai fait savoir au ministre que notre représentant impérial était arrivé et que nous étions enfin disposés à rencontrer le Silvenar ce matin, on nous a dit de vous conduire au palais immédiatement.

- Ne sommes-nous pas en retard, alors ? demanda Scotti.

- Terriblement, dit Jurus en riant. Mais cela fait aussi partie de l'approche que nous avons choisie : la philanthropie désintéressée. Souvenez-vous bien de ne pas perturber le Silvenar avec les conventions de la noblesse. Il est l'esprit du peuple. Quand vous aurez compris ceci, vous saurez comment le manipuler."

Jurus passa les dernières minutes de la traversée de la ville à exposer ses théories sur les besoins du Val-Boisé, en quelle quantité et à quel coût. C'était hallucinant, bien plus de constructions et à des coûts beaucoup plus exorbitants que ce à quoi Scotti était habitué. Il écouta attentivement. Tout autour d'eux, la cité de Silvenar se révélait à eux, cité de verre et de fleurs à la magnifique structure qui résonnait du souffle du vent. Quand ils atteignirent le palais du Silvenar, Décumus Scotti s'immobilisa, sidéré. Jurus lui jeta un coup d'oeil et éclata de rire.

"C'est assez bizarre, hein ?"

C'était le moins qu'on puisse dire. Une explosion pourpre de spires inégales et figées, comme si un autre soleil se levait. Une fleur éclose, de la taille d'un village, dans laquelle les serviteurs et les courtisans semblaient n'être que des insectes butinant. Ils entrèrent par une passerelle ressemblant à une feuille et traversèrent le palais aux murs inégaux. Là où les cloisons étaient proches les unes des autres, un couloir ombragé ou une petite salle étaient visibles ; là où ces cloisons s'écartaient, il y avait une petite cour. On ne voyait aucune porte ni aucun moyen d'approcher le Silvenar autrement qu'en traversant toute la spirale du palais, en franchissant une succession de salles de réunion, chambres à coucher et autres salles à manger, et en croisant des dignitaires, des collaborateurs, des musiciens et de nombreux gardes.

"C'est un endroit… intéressant, dit Basth. Bien que dépourvu d'intimité. Ce qui, naturellement, sied parfaitement au Silvenar."

Lorsqu'ils atteignirent les couloirs intérieurs, deux heures après être entrés dans le palais, des gardes armés d'arcs et d'épées les arrêtèrent.

"Nous avons une audience avec le Silvenar, dit Jurus avec patience. Voici le seigneur Décumus Scotti, représentant de l'empereur."

L'un des gardes disparut dans le couloir sinueux et revint quelques instants plus tard accompagné d'un grand Bosmer vêtu d'une robe de cuir. C'était le ministre du Commerce :
"Le Silvenar désire voir le seigneur Décumus Scotti en privé."

Ce n'était pas l'endroit pour ergoter ou montrer une quelconque crainte. Scotti s'avança donc sans même un regard vers Jurus et Basth. Il était certain qu'ils affichaient leur air de bienfaiteurs indifférents. En suivant le ministre vers la salle d'audience, Scotti se remémora tout ce que lui avait dit Jurus. Il fit l'effort de se souvenir de l'image qu'il devait donner.

La salle d'audience du Silvenar prenait la forme d'un énorme dôme dont les murs étaient incurvés à la base et se rejoignaient presque au sommet. Un mince rayon de soleil filtrait par une embrasure située à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, éclairant le Silvenar, qui se tenait sur un coussin de poudre grise luminescente. Malgré toutes les merveilles de la cité et du palais, le souverain semblait parfaitement normal. Un élégant Elfe des bois typique, à l'air fatigué, comme on peut en voir dans n'importe quelle capitale de l'empire. Ce n'est que lorsqu'il se leva que Scotti remarqua une étonnante caractéristique. Il était très petit.

"Je devais vous parler seul, dit le Silvenar d'une voix banale. Puis-je voir vos papiers ?"

Scotti lui tendit les contrats vierges de la Commission d'aménagement du seigneur Vanech. Le Silvenar les étudia en faisant courir un doigt sur le sceau de l'empereur avant de les lui rendre. Soudain, il parut presque timide et baissa le regard.

"Il y a de nombreux charlatans à ma cour, qui veulent tirer bénéfice des guerres. Je pensais que vous et vos collègues en faisiez partie, mais ces contrats sont authentiques.

- Ils le sont, oui", répondit posément Scotti.

L'aspect banal du Silvenar rendait les choses plus faciles pour le fonctionnaire. Il n'y avait pas de protocole à respecter, de manière de se présenter, de déférence à avoir. Exactement comme Jurus le lui avait expliqué.

"Il semble plus judicieux de commencer directement par les routes qui ont besoin d'êtres reconstruites, après quoi il faudra s'occuper des ports que les Altmers ont détruits, et je pourrai alors vous donner une estimation de ce que cela coûtera d'approvisionner et de remettre en état les routes commerciales.

- Pourquoi l'empereur n'a-t-il pas ressenti le besoin d'envoyer un représentant il y a deux ans, quand la guerre a commencé ?" demanda le Silvenar, l'air sombre.

Avant de répondre, Scotti repensa à tous les Bosmers qu'il avait rencontrés au Val-Boisé. Les mercenaires cupides qui l'avaient escorté à partir de la frontière. Les joyeux convives et les archers chasseurs d'insectes du secteur Ouest de Falinesti. La vieille Mère Pascost à Havel. Le Capitaine Balfix, le pauvre pirate reconverti. Les réfugiés terrifiés mais pleins d'espoir d'Athay et de Grénos. La folle Meute Sauvage de Vindisi. Les silencieux marins engagés par Gryf Mallon. Ce dégénéré de Basth. Si une seule créature incarnait tout ce qu'ils étaient ainsi que tous ceux de la province, quelle pouvait donc être sa personnalité ? Scotti était fonctionnaire de métier et par nature. Il savait cataloguer les choses, les faire s'intégrer à un système. Si l'âme du Val-Boisé pouvait être classée, dans quelle catégorie serait-elle rangée ?

La réponse lui vint à l'esprit avant même qu'il ne se pose la question. La dénégation.

"Je crains que cette question ne m'intéresse pas, répondit Scotti. Maintenant, pourrions-nous revenir à nos affaires ?"

Durant tout l'après-midi, Scotti et le Silvenar discutèrent des besoins du Val-Boisé. Chaque contrat fut rempli et signé. Les besoins étaient tels et il y avait tellement de coûts à prendre en compte qu'il fallut couvrir d'annotations les marges des documents, chaque annotation étant contresignée. Scotti conserva son air de bienfaiteur indifférent, tout en comprenant que traiter avec le Silvenar n'était pas la même chose que le faire avec un enfant demeuré. La Voix du Peuple connaissait parfaitement les choses de la vie de tous les jours : la production de poisson, les bénéfices commerciaux, l'état dans lequel se trouvait chaque commune et chaque forêt de sa province.

"Nous organiserons un banquet demain soir pour célébrer cet accord, finit par dire le Silvenar.

- Il serait préférable de l'organiser ce soir, répliqua Scotti. Nous partons dès demain pour Cyrodil avec les contrats, il me faudra donc un sauf-conduit pour la frontière. Inutile de perdre davantage de temps.

- Accordé", trancha le Silvenar, qui appela son ministre du Commerce pour qu'il appose son sceau sur les documents et prépare les festivités.

Scotti quitta la pièce et fut accueilli par Basth et Jurus. Leurs visages commençaient à montrer des signes de lassitude à force de prétendre ne pas être inquiets. Dès qu'ils furent hors de vue, ils supplièrent Scotti de tout leur raconter. Quand il leur montra les contrats, Basth se mit à pleurer de joie.

"Quelque chose vous a surpris au niveau du Silvenar ? demanda Jurus.

- Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit moitié moins grand que moi.

- Vraiment ? s'étonna Jurus. Il doit avoir rétréci depuis la dernière fois que j'ai tenté d'obtenir une audience avec lui. Peut-être y-a-t-il une part de vérité dans toutes ces absurdités prétendant qu'il est affecté par ce que subit son peuple."